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l’imagination, comme toujours, a exagéré ; de plus il est poli, fini avec une perfection extrême. Il est dans une église parée et brillante ; on l’a encadré joliment dans une jolie chapelle. Toutefois, à mesure qu’on le regarde, la masse colossale fait son effet ; on sent la volonté impérieuse, l’ascendant, l’énergie tragique du législateur et de l’exterminateur. Par ses muscles héroïques, par sa barbe virile, c’est un barbare primitif, un dompteur d’hommes ; par sa tête allongée, par les saillies des tempes, c’est un ascète. S’il se levait, quel geste et quelle voix de lion !

Ce qu’il y a de plus charmant ici, c’est ce qu’on rencontre en chemin sans s’y attendre : tantôt le palais du Quirinal au sommet d’une colline, tout entier détaché dans l’air grisâtre, en face les chevaux et les colosses de bronze, un peu plus loin les verdures pâles d’un jardin et un horizon immense où fondent les nuages ; tantôt un couvent arménien avec ses eaux d’arrosement qui courent dans des rigoles de pierre, avec ses palmiers jetés au hasard, avec son énorme vigne, qui à elle seule fait un berceau, avec ses beaux orangers si nobles et si tranquilles sous leurs pommes d’or. Des figuiers d’Afrique viennent chauffer leurs plaques épineuses le long des roches ; les branches fines des arbres commencent à verdir ; on n’entend que le bruit presque insensible d’une petite pluie tiède. Qu’on serait bien ici pour être oisif, regarder ses sensations intimes ! Mais il faudrait avoir l’âme toujours gaie ou du moins toujours saine.

Les statues.

Bien m’en a pris d’emporter dans ma malle quelques livres grecs ; rien n’est plus utile, et d’ailleurs les phrases classiques reviennent sans cesse à l’esprit dans ces galeries ; telle statue rend sensible un vers d’Homère ou un début de dialogue dans Platon. Je t’assure qu’ici un Homère et un Platon sont de meilleurs guides que tous les archéologues, tous les artistes, tous les catalogues du monde. Du moins ils sont plus amusans, et pour moi plus clairs. Quand Ménélas est blessé par une flèche, Homère compare son corps blanc taché par le sang rouge à l’ivoire qu’une femme carienne a trempé dans la pourpre pour en faire un morceau de frein. « Beaucoup de cavaliers l’ont demandé ; mais c’est une pièce précieuse réservée pour la maison du roi, et qui sera un ornement pour le cheval en même temps qu’un sujet de gloire pour le cocher. Telles étaient, Ménélas, tes cuisses bien formées, tes jambes tachées par le sang qui descendait jusqu’à tes beaux talons. » Cela est vu, vu comme par un peintre et par un sculpteur ; Homère oublie la douleur, le danger, l’effet dramatique, tant il est frappé par la couleur et la forme ; au contraire, qu’y a-t-il de plus indifférent pour le lecteur