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que notre auditoire qui se tenait sur une chaise… La comtesse de Provence avait des inventions uniques ; son mari, qui savait toujours ses rôles par cœur, savait aussi ceux des autres et nous servait de souffleur quand nous bronchions. Tout à coup nous avons eu des raisons de craindre d’être découverts, et nous avons cru prudent de renoncer à nos plaisirs de pensionnaires. Je crois que nous aurons demain notre dernière représentation. — C’est bien dommage, dit M. le dauphin, car mon frère d’Artois aurait fini par devenir capable de bien gagner sa vie dans les amoureux à la Comédie-Française et à la foire. Gardez tout cela pour vous ; on pourrait nous prendre pour des fous quand nous sommes des sages. » Et voyez tout de suite le trait distinct de chacun des personnages : M. le dauphin un peu épais dans son gros rire, dans son gros bon sens ; M. de Provence, le lettré, le souffleur de la folle troupe ; le comte d’Artois jouant les amoureux.

Ce sont les gaîtés de la dauphine, de cette aimable jeune femme, que son frère appelait une dauphine en biscuit de pâte tendre, et cependant, gaie, rieuse, enivrée de jeunesse, étourdie, si l’on veut, excitée plutôt que satisfaite, elle sent le vide de cette cour où l’étiquette règne dans la frivolité et jusque dans la corruption. Elle ne le ressent pas sans nul doute comme une personne qui y voit le péril prochain d’une monarchie près de s’affaisser, et peut-être même elle y voit une condition naturelle, mais elle le sent d’instinct, et nul n’a peint d’un trait plus léger, plus ingénument piquant, avec moins de préméditation, ce vide immense, cette existence affairée où il n’y a rien à faire, cette vie de famille qui « est encore une représentation où on ne peut pas se laisser aller et s’écouter vivre. » On habite dans le même palais et on ne se voit pas. Le roi vit dans son particulier et paraît « comme dans un éclair. » Quand il y a jeu, la soirée est mortelle d’ennui. « La cour, dit-elle, quoi qu’on en ait, est plutôt triste que gaie ; il y a des étiquettes très ennuyantes. » Et, se souvenant de son enfance à Vienne ou à Schœnbrünn, de ses jeux, de ses courses, de ses folies, elle ajoute gaîment : « Aujourd’hui madame ne fait plus de folies, madame est grave et ne rit plus. Et l’étiquette donc, si je ne la respectais pas, je me ferais des affaires ! » Il y a des heures où tout son enjouement se perd dans une secrète tristesse, et où elle écrit à sa sœur Marie-Christine avec un accent de nostalgie intime : « Ah ! ma chère sœur, que nous étions plus heureuses auprès de notre bonne mère ! Qu’elle était bonne et grande ! Je me vois toujours auprès d’elle ou sur ses genoux dans le grand salon de la Burg, où Joseph nous pinçait ! » Elle sent le vide surtout lorsqu’autour d’elle on a trop l’air de lui rappeler qu’elle est une étrangère, et elle le sent encore plus après la chute de M. de Choiseul ; au moins lui, le bon duc, comme elle