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entre des colonnades. Les moindres objets portent l’empreinte de l’ancienne grandeur.

Les savans de Rome viennent souvent ici passer deux ou trois mois dans les chaleurs de l’été, afin de travailler à leur aise, au frais et en silence. La bibliothèque a quarante mille volumes et une quantité de diplômes. L’hospitalité est complète, il n’y a pas de tronc, à peine si l’on peut donner quelque chose au domestique. L’ordre a gardé ses anciennes traditions, son goût pour la science, son esprit libéral. Les moines ne sont point cloîtrés, séparés du monde ; ils peuvent sortir et voyager. Un d’entre eux, le père Tosti, est un historien, un penseur, un réformateur respectueux, mais imbu de l’esprit moderne, persuadé qu’il faut désormais concilier l’église et la science. Ils travaillent comme autrefois et ils enseignent. Sur trois cents habitans du monastère, il y a vingt moines et environ cent cinquante élèves qu’on conduit depuis les rudimens jusqu’à la théologie. Le soir, au-dessous de nous, dans un creux plein de genêts et de lentisques, nous entendions les enfans du séminaire crier et courir, et leurs robes noires, leurs chapeaux à larges bords, apparaissaient entre le vert des arbres.

Nous avons dîné seuls dans l’immense réfectoire, à la lumière d’une lampe de cuivre, presque semblable à celles de Pompéi, sans verre ; la petite flamme jetait une clarté vacillante sur les dalles, sur la grande voûte de pierre ; tous les reflets se noyaient dans l’obscurité envahissante et vague. Sur la droite une fresque énorme du Bassan, la Multiplication des pains, tout un pan de muraille couverte de figures entassées, flottait comme une apparition de vieux fantômes, et quand le servant arrivait portant les plats, sa forme noire, solitaire au milieu de la pénombre jaunâtre, semblait aussi celle d’une ombre…

Le matin entre par votre fenêtre sans rideaux et vous éveille. Je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de choses aussi belles au monde qu’une pareille heure en pareil lieu. On s’étonne au premier regard de retrouver à la même place que la veille cette assemblée de montagnes. Elles sont plus sombres qu’hier, le soleil ne les a pas encore touchées, elles restent froides et graves ; mais dans le grand cirque qui s’évase au pied du couvent, dans les vallées voisines, on voit s’élever et planer des centaines de nuages, les uns blancs comme des cygnes, les autres diaphanes et fondans, quelques-uns accrochés aux rocs comme une gaze, d’autres suspendus, nageant, semblables à la vapeur qui flotte au-dessus d’un cours d’eau. Le soleil monte, et tout d’un coup son rayon oblique peuple les profondeurs. Les nuages illuminés forment un essaim d’êtres aériens, délicats, tous d’une grâce délicieuse ; les plus lointains luisent faiblement comme un voile de mariée, et toutes ces blancheurs, toutes