Page:Revue des Deux Mondes - 1865 - tome 55.djvu/1023

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

s’emprunter même l’un à l’autre des élémens importans, mais ils ne pouvaient pas s’unir.

Cela est si certain que la gnose, tout en tâchant de se faire chrétienne, ne put pas abjurer son dualisme et resta sur ce point beaucoup plus près du polythéisme que de l’Evangile. Un autre trait, accusant son caractère polythéiste, fut l’idée du démiurge, proprement l’ouvrier, l’architecte platonicien qui crée ou plutôt façonne le monde en se réglant sur les idées éternelles, mais que la gnose abaisse plus encore, afin d’expliquer la présence du mal dans la création. Comme de plus il lui fallait rendre compte des différences qui distinguent l’Ancien Testament du Nouveau, elle trouva fort ingénieux de lui assimiler Jéhovah, le Dieu créateur des Juifs, dont les imperfections se trouvaient par cela même parfaitement intelligibles. C’est encore en vertu de la même affinité avec le polythéisme que le gnosticisme se flatta de combler le vide existant entre l’Être absolu et le monde matériel par une série d’éons ou d’êtres divins émanés de l’essence incréée et descendant insensiblement vers les régions inférieures de l’être. C’est ici pourtant que les gnostiques commençaient à se faire chrétiens. L’un de ces éons était le Christ libérateur, venant émanciper les parcelles d’esprit emprisonnées dans la matière impure. Naturellement ce Christ n’avait pas eu lui-même de vrai corps : ou bien il n’avait été qu’en contact avec Jésus, avec l’homme qui lui avait servi d’organe, ou bien il n’avait eu qu’un corps apparent. C’est ce qu’on appela le docétisme ou le système de l’apparence. Il n’est pas besoin d’ajouter que les récits des Évangiles étaient soumis à la même méthode d’allégorie complaisante qui avait permis de découvrir tant de platonisme chez les poètes grecs et les prophètes hébreux.

On n’a pu ici que résumer les grands traits des écoles gnostiques en les dégageant d’une effrayante fermentation de systèmes. Ajoutons qu’en général les gnostiques chrétiens, à l’imitation des esséniens, des pythagoriciens, des mystagogues orphiques, etc., aimaient beaucoup les mots, les rites, les nombres mystérieux. Beaucoup d’entre eux avaient des amulettes, des philtres, des talismans, en un mot la défroque de la superstition païenne. Ceci est un trait général du temps[1]. On se ferait en définitive l’idée la plus inexacte du gnosticisme, si l’on n’y voyait que les trois ou quatre thèses que nous avons énoncées. Les systèmes gnostiques rappellent ces amas épineux de cactus de toute grosseur et de toute forme qui

  1. On peut s’en faire une idée par l’histoire du sage Apollonius de Thyane, si agréablement traduite par M. Chassang. À ce document s’ajoute aujourd’hui l’étude consacrée dans la Revue du 15 janvier par M. Charles Lévêque à Proclus, que sous bien des rapports on pourrait appeler un gnostique païen.