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nels blasphèmes. L’erreur damne tout aussi bien que le péché, plus sûrement même, en ce sens que le pécheur admettant la vraie doctrine peut recourir aux moyens de grâce, tandis que si l’on est imbu de la fausse, rien ne saurait détourner les coups de la justice divine. Voilà le principe d’Irénée, — principe funeste, à jamais déplorable, et bien peu évangélique à coup sûr, bien contraire à la pensée de celui qui mettait le Samaritain hérétique, mais aimant, au-dessus du sacrificateur et du lévite orthodoxes, mais égoïstes. Cette fatale déviation du véritable point de vue chrétien, mère de tant d’intolérances, qui a fait verser tant de sang innocent, Irénée est un des premiers pères qui l’énoncent hautement, et ne craignent pas d’en tirer les plus terribles conséquences. Il est vrai qu’il attribue volontiers à ses adversaires des mœurs abominables ; mais cette accusation, démentie par l’histoire, prouve simplement qu’il est animé contre eux des mêmes préventions aveugles dont les païens, sous ses yeux, faisaient à chaque instant porter aux chrétiens le poids cruel. C’est à Irénée en grande partie, c’est à son style hyperbolique, qu’il faut faire remonter cette phraséologie de l’intolérance ecclésiastique d’après laquelle il n’y aurait que des pervers, des monstres, dans les très détestables auteurs des maxim.es condamnées par l’autorité traditionnelle.

Cette tendance, ecclésiastique avant tout, doit remonter loin chez lui. Ses maîtres d’Asie-Mineure, Polycarpe surtout, la lui ont probablement déjà inculquée. Nous savons très peu de Polycarpe, mais il est étrange que tous les indices recueillis sur la personne de cet évêque de Smyrne concourent à faire de lui le promoteur en chef de la constitution de l’unité catholique. Irénée lui-même nous raconte que Polycarpe vint à Rome au temps d’Anicet (vers 157), et ramena dans le sein de l’église les dissidens de la capitale. Il semble qu’il n’y soit guère venu pour autre chose. C’est lui qui, dans son épître aux Philippiens, dit que le devoir des chrétiens est de se soumettre au presbytérat comme à Dieu. C’est lui encore qui, au rapport d’Irénée, se plaisait à raconter un trait quelque peu suspect de la vie de l’apôtre Jean à Éphèse. Jean était entré dans une maison de bains, quand il aperçut l’hérétique Cérinthe parmi les baigneurs. Aussitôt il sortit sans vouloir se baigner, craignant, disait-il, que l’édifice ne s’écroulât sur cet ennemi de la vérité. Espérons, pour l’honneur de l’apôtre, que ce récit du vieux Polycarpe n’est qu’un conte bleu : nous savons qu’il avait atteint les dernières limites de l’âge (πάνυ γηραλέον) quand Irénée reçut ses leçons. Il n’avait jamais eu la moindre compassion pour les hétérodoxes. Quand il vint à Rome, Marcion, l’ultra-paulinien, vint à lui et lui demanda poliment : « Sommes-nous connu de toi ? » Mais il reçut