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sources de la douleur ne peuvent guère être taries. Nous avons vu quelle est la réalité de ces maux, que des doctrines sophistiques s’efforcent d’annuler ou de convertir en jouissances. Quelques-uns proviennent de besoins ou d’affections qui sont le partage de tous les hommes ; d’autres tiennent à des passions dont on peut être exempt, mais qu’on ne peut, qu’on ne doit pas même déposer quand on les éprouve, comme l’amour de la vérité, de la liberté, de la gloire. De grands biens et de certaines vertus ne nous sont pour ainsi dire vendus qu’au prix de véritables souffrances, ou de la chance au moins d’en éprouver. C’est un sacrifice que sauront faire les âmes un peu hautes, tout en s’efforçant d’en diminuer l’amertume par cette modération philosophique qui nous conserve en tout cas la possession de nous-mêmes. Ce remède ou plutôt ce tempérament à nos souffrances ne nous sera pas interdit, même dans les épreuves inséparables de la destinée commune.

Les grandes douleurs, les douleurs fondamentales de l’âme humaine, ne peuvent être ni retranchées ni même sensiblement adoucies par aucun artifice de raisonnement ; mais elles peuvent être contenues dans leurs conséquences extrêmes, modérées même dans leur expression violente par un certain effort de l’esprit, et c’est ce que j’entendais en parlant de l’alliance des sentimens de la nature et des idées de la raison. Celles-ci, je le sais, mise aux prises avec les passions de l’âme, sans être accompagnées des secours de l’imagination et de l’exaltation de certaines croyances, paraissent quelque chose d’aride et de mesquin à qui n’a pas compris tel grandeur austère dans sa simplicité du rôle de la raison dans la vie humaine. Il y a en nous une disposition que je ne puis appeler que du nom de scepticisme naturel, et qui nous porte à nous défier de la vérité nue, à la croire insuffisante, impuissante, à recourir à des illusions extraordinaires pour nous donner la force, l’entraînement ou l’oubli. On craint, en restant de sang-froid, de ne pouvoir tenir tête à toutes les conditions de la vie, et l’on appelle à son aide toutes les conceptions, qui les dissimulent ou les transforment. Ce don ou cette faiblesse peut faire quelquefois envie ; mais la raison, quand elle a l’entière conscience d’elle-même, ne peut se donner à volonté des auxiliaires en qui elle ne croit pas. Elle observe d’avance la réalité des choses. Elle se familiarise par la réflexion avec toutes les chances de la vie, et si les plus funestes se réalisent, si le bonheur nous échappe, même pour toujours, elle se réduit sans murmure à ce qui demeure de l’existence, souffrir et penser.


CHARLES DE REMUSAT.