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tout et qui se fait un supplice de ses affections mêmes. On se rend malheureux d’avoir marié sa fille ou donné à son fils des talens supérieurs. C’est l’enfer dans l’âme que cette exclusive sollicitude d’un moi qui a tant de besoins et si peu de puissance. Je veux même que tous les chagrins ne soient pas humilians et mesquins. Après tout, il y a de belles tristesses. Il y a celle que laisse la perte d’un noble amour ; il y a celle qui suit le naufrage d’une noble cause. Il y a la douleur qui s’attache à la vaine poursuite de l’idéal, à la tentative avortée de faire le bien, d’accomplir une œuvre utile, de réaliser le beau par le travail et d’atteindre un grand but. Il y a enfin cette louable clairvoyance de la vertu qui s’aperçoit de ses défaillances, ce douloureux amour du bien qui ne se pardonne pas ses fautes et ne se résigne pas à aimer vainement. Voilà quelques-unes des pénibles conditions de la vie, de celles auxquelles on peut s’attendre, sans être au nombre des plus disgraciés par le sort. Puis, après qu’on a traversé une série courte ou longue de ces tribulations inévitables, tout est interrompu brusquement. La mort arrive, la mort toujours sombre et sévère, la mort qui glace ou qui déchire, la dernière des tristesses, celle pour qui la terre n’a pas de consolations.

Tel est en raccourci le tableau qu’une main qui reste adroite et légère en tremblant d’émotion a tracé dans quelques pages pleines de mouvement et de variété ; mais, cela dit, il faut conclure, et au lieu d’une conclusion, c’est une question qui s’élève. Pourquoi ces choses ? dit l’âme gémissante. Pourquoi ? c’est l’éternelle interrogation qui naît de l’expérience et du spectacle de cette vie. Pourquoi ces disparates, ces disproportions, ces contrastes entre nos désirs, nos facultés, nos sentimens, nos pensées, nos forces, et ces conditions inflexibles, inexplicables, qui semblent les lois de la nature, et qui n’en seront ni plus flexibles ni plus explicables quand on les aura nommées les volontés de Dieu ? À cette question, à cette vieille plainte du genre humain, comme dit Abélard, on assure que la religion répond. L’auteur le pense, mais ne l’enseigne pas, car nous n’avons point affaire à l’un de ces docteurs hautains qui vous signifient le mot de l’énigme des choses, mot souvent plus obscur que l’énigme même, solution plus épineuse et plus ambiguë que le problème. Nous sommes en présence d’un ami faible et souffrant comme nous, qui ne cherche ni ne prétend savoir le secret d’en haut, qui se garderait d’affirmer que les douleurs de la terre sont faites pour donner le désir du ciel, qui n’aime point à penser que Dieu fasse de tels calculs, qu’il emploie de tels moyens pour un tel but, qu’il ait pour enrichir l’éternité besoin des dépouilles du temps, mais ce qu’une discrète bonté empêche de nous dire, ce