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On marche seul dans les salles silencieuses, et au bout de quelques heures on sent approcher l’illusion ; tant de traces du passé le rendent en quelque sorte présent et sensible. Surtout ce peuple de statues blanches dans l’air gris et froid comme celui d’une galerie souterraine ressemble aux mânes qui, sous la terre, dans des royaumes mystérieux, continuaient une vie terne, invisible, ou bien encore à ces habitans des cercles vides que Goethe, le grand païen, place autour des êtres réels et tangibles. Là sont les héros, les reines, « ceux qui se sont acquis un nom ou qui ont aspiré à quelque but noble, » l’élite des générations éteintes ; ils y sont descendus « avec une démarche sérieuse, et y siègent près du trône des puissances que nul n’approfondit. Même chez Hadès, ils gardent encore leur dignité et se rangent fièrement autour de leurs égaux, intimes familiers de Perséphone, » tandis que la foule ignorée, les âmes vulgaires, « reléguées dans les profondeurs des prairies d’asphodèles, parmi les peupliers allongés et les pâturages stériles, bruissent tristement comme des chauves-souris ou comme des spectres, et ne sont plus des personnes. » Seules, les formes idéales échappent aux engloutissemens de la durée, et perpétuent pour nous les œuvres et les pensées parfaites.

On s’oublie parmi tant de nobles têtes, devant ces Junons sévères, ces Vénus, ces Minerves, ces larges poitrines des dieux héroïques, cette sérieuse et humaine tête de Jupiter. Telle tête de Junon est presque virile, comme d’un fier et grave jeune homme. Je revenais toujours à une Flora colossale debout au centre d’une salle, toute vêtue d’un voile qui laisse deviner les formes, mais d’une simplicité austère et hautaine. C’est une vraie déesse, et combien supérieure aux madones, aux squelettes et aux suppliciés ascétiques, saint Barthélémy ou saint Jérôme ! Une pareille tête et une pareille attitude sont morales, non pas à la façon chrétienne : elles n’inspirent pas la résignation douloureuse et mystique ; elles vous engagent à supporter la vie avec fermeté, courage et sang-froid, avec la hauteur calme d’une âme supérieure. On ne peut pas les énumérer tous, ni les décrire l’un après l’autre ; tout ce que je sens, c’est que la sculpture est de tous les arts le plus grec, parce qu’elle montre le type pur, la personne physique abstraite, le corps en lui-même, tel que l’ont formé la belle race et la vie gymnastique, et parce qu’elle le montre sans l’engager dans un groupe, sans le soumettre à l’expression et aux agitations morales, sans que rien vienne distraire de lui l’attention, avant que les passions de l’âme l’aient déformé ou se soient subordonné son action ; c’est ici pour les Grecs l’homme idéal, tel que leur société et leur morale aspirent à le former. Sa nudité n’est point indécente ; elle est pour eux le trait distinctif, la prérogative de leur race, la condition de