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tous les jours ici pour voir tuer et souffrir. Et c’est là le trait propre, distinctif de la vie romaine : le triomphe d’abord, le cirque ensuite. Ils avaient conquis une centaine de nations, et trouvaient naturel de les exploiter.

Sous un pareil régime, les nerfs et l’âme devaient arriver à un état extraordinaire. Nul travail ; on les nourrissait avec des distributions ; ils vivaient oisifs, se promenaient dans une ville de marbre, se faisaient masser dans les bains, regardaient des mimes, des acteurs, et, pour se distraire, allaient contempler la mort et les blessures ; cela les secouait, ils y passaient des journées. Saint Augustin a éprouvé et décrit cet attrait terrible ; tout le reste paraissait fade ; on ne pouvait plus s’en arracher : Au bout d’un temps, parmi ces habitudes d’artistes et de bourreaux, l’équilibre humain s’est renversé ; il s’est produit des monstres extraordinaires, non pas seulement des brutes sanguinaires ou des assassins calculateurs comme au moyen âge, mais des curieux et des dilettanti, des Caligula, des Commode, des Néron, sortes d’inventeurs maladifs, poètes féroces, qui, au lieu d’écrire ou de peindre leurs fantaisies, les ont pratiquées. Beaucoup d’artistes modernes leur ressemblent, mais par bonheur ne sortent pas du papier noirci. Alors comme aujourd’hui l’extrême civilisation produisait l’extrême tension et les convoitises infinies. On peut considérer les quatre premiers siècles après le Christ comme une expérience en grand dans laquelle l’âme a recherché par système la sensation excessive. Tout ce qui était moindre lui paraissait plat.

Du centre, quand le gladiateur voyait les cent mille figures et les pouces relevés qui demandaient sa mort, quelle sensation ! C’est celle de l’écrasement sans pitié ni rémission. Ici s’achève le monde antique ; c’est le règne incontesté, impuni, irrémédiable de la force. — Comme il y avait des spectacles pareils dans tout l’empire romain, on comprend que sous une pareille machine l’univers soit devenu vide. — De là, et par contraste, le christianisme.

On revient et on regarde. La beauté de l’édifice consiste dans sa simplicité. Les voûtes sont le cintre le plus naturel et le plus solide, avec une bordure unie. L’édifice s’appuie sur lui-même, inébranlable, combien supérieur aux cathédrales gothiques avec leurs contre-forts qui semblent les pattes d’un crabe ! Le Romain trouve son idée suffisante, il n’a pas besoin de la décorer. Un cirque pour cent mille hommes et qui dure indéfiniment, cela est assez. Il agit là comme dans ses inscriptions, dans ses dépêches, supprimant les phrases. Le fait par le assez haut et se fait entendre par lui seul. En cela consiste sa grandeur : des actions et non des paroles, une sorte de sereine et hautaine confiance en soi, l’orgueil calme, la