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l’avaient quelque temps entraîné et comme plié en des sens divers ; mais en face de la guerre civile il se redressa, et son noble patriotisme trouva des accens que l’éloquence politique a rarement surpassés.

Un comité rédigea et soumit à l’approbation de l’assemblée ce qu’on appelle les résolutions ; c’est le nom qu’on donne dans tous les meetings à l’exposé des sentimens de ceux qui en font partie sur les questions qu’on y traite. Les résolutions de la convention de Worcester, très longuement motivées, se résumaient en ces termes : continuation énergique de la guerre, abolition de l’esclavage, réélection de M. Lincoln, nul armistice sur d’autres bases que la soumission des rebelles à l’autorité fédérale. Elles furent appuyées par plusieurs discours qui captivèrent assez peu mon attention. Une seule figure reste dans mes souvenirs, celle du ministre qui récita, suivant l’usage, une prière au moment où la convention fut ouverte. Jeune encore, avec de longs cheveux flottans et une barbe fine comme on représente celle du Christ, je le vois immobile et les yeux baissés ; j’entends sa voix grave et traînante résonner dans l’immense salle au milieu de l’universel silence. Son éloquence avait quelque chose à la fois de doux et de farouche : il appelait la merci céleste sur son peuple, puni pour avoir opprimé une race malheureuse ; mais il offrait à Dieu, s’il les exigeait, de nouveaux holocaustes avec un empressement où il y avait plus de fierté que de résignation. Avec son front sans rides et pourtant soucieux, ce visage prophétique d’où la force avait exclu la grâce m’apparut comme une image vivante de la Nouvelle-Angleterre du temps passé, pieuse, austère, laborieuse, qui dans ses chaumières de bois se préparait à ses hautes destinées. N’avais-je point devant moi les descendans directs de ces émigrans qui sur le nouveau continent apportèrent les premiers la liberté avec la foi ? Je ne connaissais pas un seul des seize cents délégués, venus de tous les points du Massachusetts. Aux simples habits, aux lourdes chaussures, aux mains hâlées, je reconnaissais partout autour de moi les artisans, les fermiers, les pêcheurs de la côte. Tous paraissaient parfaitement familiers avec les usages parlementaires ; ils se levaient, parlaient sans embarras, sans emphase. Je n’ai jamais vu régner un ordre plus parfait dans une assemblée aussi nombreuse. Chacun apportait dans la convention générale de l’état des habitudes depuis longtemps contractées dans les réunions des communes, des villes, des districts électoraux.

Rentrés dans leurs communes, les délégués à la convention générale convoquent leurs partisans, et leur rendent compte de leur mission dans des réunions qui portent le nom bizarre de caucus. J’assistai, quelque temps après la convention de Worcester, au