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de se convertir au libéralisme. Les gens d’esprit, qui n’ont aucun intérêt à suivre le développement intellectuel de l’orateur de Saint-Étienne, ne prirent point garde à la nouvelle ; mais il existe heureusement une classe de gens qui ne laissent tomber aucun de nos commérages parisiens : ce sont les correspondans des journaux étrangers. La métamorphose libérale de M. de Persigny était une bonne fortune que ne pouvaient laisser échapper les gazettes de Hollande de notre époque. Ces bons limiers surent prendre le gibier au gîte. Ils découvrirent qu’une conjonction avait eu lieu entre deux fortes têtes du siècle, M. de Girardin, l’homme de la liberté, et M. de Persigny, l’homme de l’autorité ; ils apprirent que, dans cette conjonction, M. de Persigny avait fait une concession au journaliste. M. de Girardin leur laissa lire une phrase d’une lettre que M. de Persigny lui avait écrite. Celui qui fut, à son passage au ministère de l’intérieur, un si terrible avertisseur de journaux, y disait : « J’avoue que cette question de la presse me préoccupe beaucoup, et que je me sentirais bien peu disposé aujourd’hui à maintenir le régime actuel sans de sérieuses modifications. » La phrase ainsi détachée avait l’air en effet d’être une amende honorable. Les nouvellistes à la main de l’étranger se crurent autorisés à dire que l’homme qui était ministre de l’intérieur quand fut promulgué le décret de février 1852, que l’homme qui, pour excuser cette législation exceptionnelle, avait inventé la théorie des juges hanovriens, que l’homme qui avait eu jusqu’au dernier discours de Saint-Étienne un idéal de liberté que Punch représentait naguère sous la forme d’une pauvre femme enchaînée et bâillonnée, que M. de Persigny, en un mot, n’approuvait plus le régime actuel de la presse.

La révélation était solennelle. M. de Girardin était en train de faire un prosélyte, et, ce prosélyte n’était autre que le ministre qui s’est montré l’antagoniste le plus opiniâtre de la liberté des journaux. Cependant la conversion de M. de Persigny n’avait aucune prise sur l’indifférence publique, et l’on n’eût prêté aucune attention à cette boutade, si l’on n’eût vu intervenir dans le débat un vieux prébendaire du journalisme, le plus ancien rédacteur du Constitutionnel, l’excellent et inoffensif M. Boniface. Parmi les hommes de ce temps qui ont été mêlés aux affaires du journalisme, il n’a été donné à aucun d’acquérir une aussi grande dose de philosophie. Combien d’hommes et de choses ont passé devant lui ! Il est un des survivans de l’antique Constitutionnel de M. Jay. Il a pu voir encore le vieux et robuste M. Etienne arrivant tard dans la soirée pour réviser les articles de ses rédacteurs en chef. Il était du temps où M. Boilay tirait de si piquans articles de vives causeries de M. Thiers. Il a vu le Constitutionnel prendre des allures fringantes sous la direction fantasque du bourgeois de Paris, M. Véron. Il a été du Constitutionnel de M. Mirés, et il est du Constitutionnel d’aujourd’hui. Auprès de lui ont grouillé des ministres, des pairs de France, des députés, des banquiers, des sénateurs et des conseillers