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la vraie humanité seraient, non pas de les encourager, mais de les combattre. De quelque manière qu’on s’y prenne, on n’arrivera jamais à faire que dans les arts le droit au travail puisse exister. Ici tout est vocation, et la vocation n’a besoin de personne, car Dieu l’aide. Quant aux velléités honorables, à ces musiciens de bonne volonté dont la foule encombre les places, à quoi sert d’encourager leurs efforts alors que le public se refuse obstinément à s’occuper d’eux ? Qu’on leur commande un acte, rien de mieux, que deux ou trois ans après la même expérience éphémère se renouvelle, passe encore ; mais pense-t-on qu’avec de pareilles ressources un théâtre, fût-il quatre fois subventionné comme le Théâtre-Lyrique, puisse maintenir son existence ? Qu’arrive-t-il ? On s’adresse aux talens en crédit, on appelle à soi les hommes du dehors, M. Gounod, M. Félicien David, M. Victor Massé. Aussitôt les jeunes compositeurs ou leurs ayans-cause de crier à la trahison, au scandale ! On emprunte à Mozart, à Weber leurs chefs-d’œuvre ; mêmes clameurs, mêmes récriminations ! Mais où sont-ils finalement, ces jeunes compositeurs de génie ? comment s’appellent-ils ? Qu’on les nomme. « Il n’y a au monde que deux places, disait le prince Metternich, la scène ou la loge. » Sur la scène, je ne les vois pas ; qu’ils viennent donc à l’orchestre entendre les Noces de Figaro, Oberon, Freyschütz, Orphée. Cette leçon-là certes en vaut bien une autre, et c’est encore faire quelque chose pour eux que de leur mettre devant les yeux de tels modèles.

Usons donc des traductions, mais n’en abusons point : tenons-nous-en au dessus du panier, car aller dérober au répertoire italien de vieux ouvrages qui ne valent pas ceux qu’on pourrait avoir tout neufs chez soi, franchement ce n’est pas la peine. Du Mozart, tant qu’il y en aura, du Gluck, du Beethoven, du Weber, à la bonne heure ! Faites de cette exposition des ouvrages étrangers une sorte de grand salon du Louvre où Raphaël et Léonard de Vinci se coudoient, où trônent vis-à-vis les uns des autres Rubens et Véronèse, Poussin et Murillo, et dans cette inactivité de l’Académie impériale de musique, qui de jour en jour semble se relâcher davantage de ses devoirs envers le répertoire, dans cet effacement de plus en plus complet d’une administration sans initiative, vous serez, vous, le véritable Opéra, le théâtre lyrique par excellence !

Mais si les traductions portent bonheur, c’est à la condition qu’on se montrera quelque peu difficile sur le choix des textes originaux. Quand on touche à Verdi par exemple, qu’on prenne Rigoletto, rien de mieux ; mais en vouloir à la Traviata, une des plus médiocres, sinon la plus médiocre des partitions du maître, quelle idée ! On peut aimer ou ne pas aimer le talent de Verdi ; il n’en demeure pas moins évident que ce qui constitue son individualité, c’est un assemblage très complexe de qualités et de défauts qui, je le crains, ne sauraient aller les uns sans les autres. Il est bruyant, mais il est dramatique ; il a l’inspiration rude et barbare, mais cette inspiration aboutit parfois à des effets d’une grande puissance : le