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la décadence de l’art. Un chanteur qui ne chante qu’un rôle ou deux ne chante rien. Autant vaudrait parler d’un général qui ne saurait livrer bataille que sur son terrain de manœuvre. Et les directeurs, bien loin de réagir contre ce fractionnement, y poussent au contraire, l’encouragent. On administre à la fois deux théâtres, on a sous ses ordres des légions de ténors et de barytons qu’on avise à Madrid par le télégraphe du plan de campagne dressé d’avance à Paris. Et, comme si tant de tablature ne suffisait pas, à tous ces élémens disjoints, qui réclament à tue-tête la coordination, on imagine d’ajouter un corps de balle ! Était-ce par hasard qu’il s’agissait de donner une leçon de convenance à l’Académie impériale ? L’occasion s’offrait la plus belle du monde, et vis-à-vis de l’Opéra il y avait certes quelque chose à faire. Quand on songe que voilà un théâtre doté d’une riche subvention, investi de privilèges, et qui, pour maintenir l’honneur des traditions, ne sait inventer rien de mieux que Mlle Fioretti et l’escadron volant qu’elle entraîne à sa suite, quand on voit l’Opéra annoncer comme une fête la rentrée de Mlle Fiocre, on se sent d’avance tout porté en faveur d’une entreprise quelconque ayant pour objet la chorégraphie ; mais encore fallait-il que l’initiative eût un côté sérieux, car autant le public eût été charmé d’applaudir de nouveau sur la scène des Italiens un ou deux sujets de premier ordre, ailleurs maladroitement éconduits, la Ferraris, la Zina-Mérante, autant il devait se montrer froid et dédaigneux à l’endroit d’une velléité presque puérile. L’émulation avait certes beau jeu ; cependant, pour faire plus mal que le voisin, ce n’était vraiment pas la peine de s’en mêler, et M. le directeur de l’Opéra va bien rire de voir qu’en fait de ballet quelqu’un a fini par trouver moyen de se loger à pire enseigne que lui.

J’entends de tous côtés beaucoup attaquer le Théâtre-Lyrique. Institué spécialement en vue des jeunes compositeurs, on lui reproche de né donner que des traductions, de telle sorte qu’après avoir pris leur subvention aux Italiens, ce théâtre de proie en voudrait encore à leur répertoire ; cas pendable ! Un mot d’abord sur cette question des jeunes compositeurs, laquelle par malheur n’est point neuve. Rien assurément ne saurait plus émouvoir le cœur des honnêtes gens que cette lutte implacable, désespérée d’un musicien, d’un peintre, d’un poète avec certaines difficultés de la carrière. Ouvrir la main aux débutans, faciliter aux lauréats de ses écoles les moyens de se produire, c’est le devoir de tout gouvernement, et nous ne voyons pas qu’à cette tâche on ait jamais failli ; mais cette sollicitude, si généreuse, si paternelle qu’elle soit, peut-elle, à titre égal, s’étendre sur tous, et le public, dernier juge en pareille expérience, ne viendra-t-il pas toujours, à point nommé, déconcerter par son arrêt les plans les plus sages ? « L’Académie n’est pas un hôpital ! » me répondait un jour un écrivain illustre à qui je recommandais un ouvrage à couronner en faisant valoir à ses yeux la position douloureuse de l’auteur : parole acerbe, mais vraie, et qu’on doit appliquer aux théâtres. Devant le public, il n’y a pas de jeunes compositeurs, il n’y a pas de misérables ; il y a des musiciens