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d’artifice ? Pourvu que le bouquet soit beau, pourvu qu’il dure, qu’importe le reste ? Et avec la Patti le bouquet dure toujours. Il était hier, il sera demain. N’est-ce point assez pour tenir en haleine notre dilettantisme ? La curiosité, voilà tout ce qui nous attire, nous passionne ; nous n’en voulons plus au bon accord, à l’harmonie de la troupe, mais à la rareté du sujet. Il me semble que je comprendrais autrement le Théâtre-Italien. J’y voudrais moins de monde et plus d’ensemble : cinq ou six sujets, mais excellens, une prima donna qui ne serait point Mme de Lagrange, deux ténors, qui seraient Fraschini et Naudin, mais ne quitteraient plus leur poste une fois la saison commencée. Je chercherais un baryton pour remplacer Delle-Sedie, dont un organe fatigué trahit décidément l’intelligence et le courage, et j’aurais un basso cantante qui permît à ce brave Scalese de ne point chanter Leporello.

Il va sans dire que dans un tel programme je conserverais la Patti, dont l’individualité, pour être moins isolée, ne perdrait rien de son rayonnement. Au lieu de promener mon public de Sarti en Baragli ; de Sterbini en Antonucci, de cascade en cascade, je l’établirais commodément pour toute la saison sur ce coteau modéré de M. Sainte-Beuve, avec de beaux et bons chefs-d’œuvre en perspective, dont les représentations ne seraient pas incessamment troublées par des reprises du genre de celle de Robert Devereux, ou d’importuns débuts qui n’ont leur raison d’être que dans les vicissitudes d’un personnel toujours en train de réparer ses brèches, et d’autant moins complet qu’il est plus nombreux. Pourquoi n’essaierait-on pas d’un tel système ? Il a pourtant hissez bien réussi jadis à l’époque où ce simple groupe qu’on appelait le quatuor des Puritains suffisait à toutes les exigences du répertoire. C’étaient des artistes incomparables que ceux-là, qui en doute ? mais en dehors de leurs qualités respectives, Rubini, Lablache, Tamburini, la Grisi possédaient des dons d’assimilation que les chanteurs contemporains ignorent ou dédaignent. Ils se connaissaient, se concertaient, allaient par bande. À la saison de Paris succédait la saison de Londres, et l’année se passait ainsi dans une constante communauté de relations musicales. Aujourd’hui chacun tire à soi : les emplois se dédoublent. Pour chanter la Norma et Don Pasquale, la Lucia et la Sonnambula, les Puritains et l’Elisir d’amore, il faut deux basses, deux ténors, deux sopranos. Être à la fois le pontife Orovèze et le charlatan Dulcamara dans la même semaine, c’était bon cela pour un Lablache ! Autant en arrive avec le ténor. Il y a le ténor de force pour chanter Edgardo, le ténor de la maledizzione, — Fraschini, — et le ténor léger, Naudin, pour roucouler le sentimental au clair de lune ; ce qui, le temps et la routine aidant, ne saurait manquer d’implanter au Théâtre-Italien l’habitude de certaines classifications grotesques en honneur au vieil Opéra-Comique français, et la variété l’emportant sur l’espèce, nous aurons tôt ou tard l’emploi des Fraschini, des Naudin, des Nicolini, des Patti, comme il y eut les Gavaudan, les Elleviou, les Martin et les Dugazon-corset. Ne rions point, car ce qui se passe est tout simplement