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vengeresses et redevient ce qu’elle fut, ce qu’elle sera jusqu’à la fin, une brave et simple villageoise dont un débauché peut surprendre l’imagination, mais que son instinct prémunit contre les entraînemens de la passion et saura toujours ramener à temps aux devoirs de la foi promise.

Les gens habitués à ne voir dans la musique autre chose qu’une combinaison de sons plus ou moins bien réussie estimeront que c’est pousser bien loin le commentaire. Ils auront tort. Je ne commente pas, je me borne à raconter ce personnage de Zerline tel que la Malibran l’interprétait. Il ne s’agit donc point ici d’un conte d’Hoffmann ; mais de quelque part que la leçon vienne, Mlle Patti et ceux qui la conseillent perdraient beaucoup à la négliger. J’appellerai surtout l’attention de l’aimable cantatrice sur la grande scène du finale du premier acte, où peut-être un peu d’émotion dramatique ne nuirait pas. La situation a, ce semble, de quoi passionner une intelligence d’artiste. On croirait, à voir Mlle Patti, qu’elle ne s’en doute pas. De cette coulisse, d’où Zerline, après ce qui vient de se passer, devrait accourir éperdue, Mlle Patti s’élance en sautillant, comme l’oiseau de la tyrolienne de Guillaume Tell. De trouble, d’effarement, d’épouvante, et plus tard de colère et de menace, il n’en est point question. Même histoire pour le sublime sextuor, qu’elle dit en se jouant, comme une jeune personne tout heureuse et pimpante des applaudissemens et des bouquets dont le public idolâtre vient de lui faire honneur à propos de vedrai, carino. Deux airs qu’elle débite à ravir, son duo avec don Juan, au premier acte, qu’elle nuance avec une incomparable délicatesse d’expression, voilà pour la Patti tout ce que renferme ce rôle de Zerline, une des plus vivantes créations de Mozart. Elle ne compose pas, mais du moins elle chante, et avec quelle séduction, quelle bravoure, quelles inépuisables ressources de gosier ! Comme elle sait faire que l’intérêt à l’instant se concentre sur le point où se fixe son activité ! intérêt légitime sans doute, et que cependant je ne puis m’empêcher de déplorer, car il encourage l’administration à laisser aller un état de choses qui, pour peu qu’il se prolonge, amènera Inévitablement la ruine du Théâtre-Italien. On va me dire qu’il ne se forme plus de sopranos, me demander où sont, pour qu’on se les procure, les Grisi, les Frezzolini du moment. Où elles sont, s’il en existe, je l’ignore ; en tout cas, on ne les cherche guère, et ce délabrement général, cette incurie à propos des grands rôles, viennent de ce qu’on s’en remet à la Patti du soin de faire le succès et la recette de la soirée, et de jouer par exemple Don Juan à elle toute seule, comme ce rhapsode allemand dont on parle joue l’Iliade. Le public lui-même a bien aussi quelque chose à se reprocher. Vous le croiriez simplement dupe, il est complice. Comment supposer que, sans cette diversion d’intérêt produite par la personnalité la plus charmante, le public de Paris se laisserait, depuis le commencement de la saison, imposer Mme de Lagrange pour régner dans le haut emploi ? Ébloui, aveuglé par les fusées et les soleils de ce talent prestigieux, pourquoi regarderait-il aux étoiles ? Qui va s’occuper de l’air du temps pendant le feu