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pour les autres, imminente pour tous. Elle sommeille et menace d’éclater partout où se trouve engagé un grand intérêt européen, commercial, humain, religieux, car toute question, chrétienne qui entre dans le domaine politique devient forcément une question européenne. Le Levant nous a gardé bien des surprises qui nous ont souvent trouvés au dépourvu : ce n’est pas la faute des gouvernement occupés de mille soins divers ; c’est celle des informateurs attitrés, agens diplomatiques, voyageurs en mission, savans, qui auront négligé de chercher la vérité ou qui l’auront plus ou moins innocemment travestie. C’est la mienne aussi, si je n’ai pas réussi par cette étude à mettre en pleine lumière un fait indiscutable et une conviction que chacun peut discuter. Ce fait, c’est que ce peuple abyssin, où le vulgaire, voit une sorte de peuple nègre à peine moins féroce et moins abruti que les autres, est une forte, vivace et intelligente nation, sœur de l’Europe par les traits physiques et plus encore par son étrange civilisation, qui nous reporte aux temps les plus curieux du moyen âge ; c’est que Théodore est un des hommes les plus remarquables de ce siècle, un homme de génie submergé dans un milieu barbare, et qu’une fatalité parfois méritée pousse aux abîmes. La conviction que je voudrais faire partager aux esprits sérieux, c’est qu’un peuple qui a eu l’énergie de conserver en pleine Afrique, et cerné par la double barbarie musulmane et païenne, tant de grandes et nobles choses, à commencer par le christianisme, mérite la tutelle efficace et réparatrice de l’Europe. Faire abstraction de mesquines rivalités, de questions étroites de secte ou de prétendues légitimités, aider l’Abyssinie à retrouver l’ordre et l’unité sans le despotisme, à se constituer un gouvernement énergique, éclairé, ami de l’Europe, à chercher en elle-même les éléments de sa rénovation, suivant le programme (depuis trop oublié) de Théodore II, — voilà certes une politique large, élevée, nullement chimérique et sentimentale, n’en déplaise à ceux qui regrettent que la France ait sauvé la Grèce en 1827. Cette politique n’a jamais été perdue de vue par les deux représentans français et anglais que le hasard et leur propre volonté ont mêlés aux affaires contemporaines d’Abyssinie. j’ajouterai que ces épreuves mêmes n’ont en rien altéré leur foi dans l’avenir d’une nation qui n’est pas sans quelque dessein secret de la Providence restée seule libre et chrétienne au milieu de cette Afrique dégradée et perdue. Qu’il me soit permis au moins de l’affirmer pour moi-même.


GUILLAUME LEJEAN.