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de souplesse et de force, de force surtout. Né orgueilleux, violent, porté au plaisir, il commande à ses passions en ce sens qu’elles ne lui font jamais dépasser les limites qu’il s’est tracées. On l’a injustement accusé d’ivrognerie, et moi-même j’ai accueilli sur ce point des informations que j’avais lieu de croire plus exactes. Il est sobre, mange peu, et ne boit jamais jusqu’à une surexcitation marquée, encore moins jusqu’à une ivresse brutale, plus digne d’un roi yolof ou mandingue que d’un souverain de la chrétienne Abyssinie. Quant aux femmes, elles n’ont jamais eu la moindre influence sur sa vie publique. J’en excepte toutefois sa première épouse, la bonne et regrettée Tzoobedje, pour laquelle il eut une sorte de culte. C’était d’ailleurs la compagne fidèle de ses jours d’épreuve, et quand il la perdit, il y a sept ou huit ans, il vit dans cette mort un châtiment que le ciel lui infligeait pour avoir fait brûler, vive une femme au Godjam. Tzoobedje l’avait maintenu dans la vie simple et dans les pieuses pratiques d’un Abyssin du vieux temps, et quand elle fut morte, il vécut dix-huit mois dans la continence la plus austère.

Un mariage d’ambition a été la cause indirecte des désordres qu’il a depuis affichés. Pour en finir par une sorte de fusion avec les prétentions de la famille d’Oubié, il a épousé, il y a six ans environ, la fille de ce dernier, la jeune et belle Tóronèche, qui avait dans toute l’Abyssinie la réputation d’une princesse accomplie. Spirituelle, instruite, charmante, elle n’avait guère d’autre défaut que l’orgueil obstiné qui est un travers assez général chez les Abyssines d’un certain rang. Pendant deux ou trois ans, l’union la plus parfaite régna dans cet intérieur : Théodore avait pour sa gracieuse compagne une tendresse où l’orgueil entrait pour une grande part, et quand elle lui eut donné un fils, il réunit tous les grands dans une fête théâtrale où il leur montra le nouveau-né en disant : « Voici celui qui régnera sur vous ! » Il est douteux que les assistans aient pris au sérieux cette parole, contre laquelle les fils aînés du négus avaient droit de réclamer. Un jour, à l’occasion des fêtes de Pâques, la princesse demanda à son mari la grâce de quelques chefs tigréens retenus dans les fers pour leur attachement à Oubié. Cette demande légitime excita au plus haut point les soupçons de l’irritable négus. « Qu’est-ce à dire ? répliqua-t-il : est-ce que tu préférerais ton père à moi ? — Peut-être bien, » répondit l’altière princesse. Elle avait à peine parlé, qu’un violent soufflet tomba sur sa joue. Bell, qui voulut intervenir, en reçut un autre. Oubié, qui depuis le mariage était rentré en faveur, fut mis aux fers, et n’a pas recouvré depuis sa liberté. En outre le négus, pour piquer sa femme au vif, prit aussitôt quatre favorite