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passer à l’état de lettre morte, et les populations, à qui l’administration éclairée et vraiment civilisatrice d’Arakel-Nubar[1] et de son successeur Hassan-Bey avait fait espérer des jours meilleurs, retombèrent entre les mains de satrapes vénaux, et virent les impôts et les réquisitions se grossir arbitrairement chaque année. De là une sympathie chaque jour croissante pour le gouvernement de Théodore II ; mais les préfets abyssins de la frontière, au lieu d’entretenir ces bonnes dispositions en vue des éventualités à venir, protestent à leur façon assez stérilement contre la conquête musulmane en frappant ces malheureuses populations d’un pays aussi vaste que le Portugal de razzias fréquentes, rapides et meurtrières Pour comble d’embarras, il s’est établi au beau milieu de ces peuplades, à sept étapes de Gondar, un camp de réfugiés égyptiens commandés par un homme très connu dans l’Afrique orientale, Oued-Nimr, le fils de ce roi-panthère dont nous avons raconté, il y a trois ans[2], la dramatique existence. Héritier fidèle des haines paternelles, Oued-Nimr a réuni autour de lui, dans sa ville de Mai-Gowa, les nombreux Bédouins à qui le joug égyptien paraît trop dur à porter : il dirige d’incessantes razzias contre les tribus arabes soumises au vice-roi, et quand il se trouve serré de trop près, il monte sur le plateau abyssin, où le négus lui a donné le fief assez important de Kabhta (Cafta). En mai 1860, lors de mon arrivée en Afrique, Oued-Nimr, s’intitulant général au service du négus, avait fait un brillant coup de main contre la tribu des Choukrié, la plus puissante des tribus arabes du Nil, et avait réclamé, au nom de Théodore II, l’impôt de toute la Haute-Nubie. Le gouverneur de Khartoum avait répondu à cette bravade par une pointe hardie sur Maï-Gowa, qui avait été brûlé, et Oued-Nimr, battu dans un combat sans importance, avait remis sa vengeance à des temps plus favorables. En résumé, l’attitude des deux états, Égypte et Abyssinie, était en 1861 celle de deux voisins fort aigris l’un contre l’autre, mais qui hésitent à ouvrir des hostilités sérieuses, et ne se combattent guère que par des proclamations inoffensives.

Le grand souci du négus, c’était d’en finir avec les Gallas. J’ai parlé ailleurs[3] de ce peuple mystérieux, frère de l’Abyssin par les traits du visage et par le caractère moral, et que les derniers voyageurs ont trouvé établi jusque sous l’équateur, au bord des grands lacs nilotiques. Sortis depuis trois siècles des plaines où coule le Webi (un immense fleuve demi-fabuleux qui attend encore

  1. Frère de ce Nubar-Pacha que la question de l’isthme de Suez amenait récemment à Paris. Arakel-Nubar est mort préfet de Khartoum il y a six ans.
  2. Voyez la Revue du 15 février 1862.
  3. Voyez la Revue du 15 février 1862.