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Porté par un courant d’opinion irrésistible, salué comme le représentant de l’ordre et de l’unité de l’empire, Théodore II était dans une situation des plus favorables pour appliquer à son peuple des emprunts faits à l’Europe avec prudence et discernement. Le petit nombre d’hommes qui s’intéressaient chez nous aux affaires de l’Abyssinie s’attendaient en quelque sorte à voir surgir à Gondar un Pierre le Grand africain. Songea-t-il lui-même sérieusement à jouer ce rôle ? Il est permis d’en douter quand on se rappelle ses commencemens. Le négus se persuadait à tort que l’Abyssinie était assez riche de son fonds historique pour puiser dans son passé les élémens de son progrès futur. Ce système, qui flattait vivement le patriotisme abyssin, ne pouvait être combattu que par l’influence d’un conseiller européen intelligent, dévoué, assez courageux pour dire en face au négus la vérité, assez aimé de lui pour la lui faire accepter. Radama Ier, à Madagascar, avait trouvé un pareil homme dans un simple matelot breton, Coroller, qu’il fit prince de Tamatave, et lui avait dû en partie sa grandeur. La mort de M. Bell avait malheureusement enlevé à Théodore le seul homme qui aurait pu lui rendre les mêmes services. La politique du négus, livré à lui-même, s’appuyait donc sur cette base, que la renaissance de l’empire abyssin exigeait la revendication des anciennes frontières, — utopie presque aussi irréalisable que le serait pour la Turquie la revendication de ses limites de la fin du XVIe siècle. Ce programme devait l’armer nécessairement contre un gouvernement bien organisé, l’Égypte, et contre un peuple mal organisé, mais tenace et belliqueux, les Gallas. Les dernières années du règne de Théodore, que je vais raconter d’après mes souvenirs, nous le montrent en effet tournant son activité inquiète tantôt contre l’Égypte, tantôt contre les Gallas, quand il ne guerroie pas contre les chefs des pays frontières de l’empire, tels que le Godjam, où s’était retiré Tedla-Gualu.

Les causes de rupture avec l’Égypte étaient nombreuses, et tenaient surtout à des circonstances géographiques. La nature avait nettement tracé la limite des deux états ; mais au pied du dernier gradin qui mène au plateau abyssin, sous la latitude de Khartoum et de Massaoua, vivent cinq ou six tribus de pasteurs descendus de l’Abyssinie il y a deux ou trois siècles, probablement par suite d’un accroissement excessif de population, et qui reconnaissent nominalement la suzeraineté de l’empire éthiopique, manghesta Aithiopiya. Les Turcs, conquérans de la Nubie en 1820, ont profité de la position excentrique de ces tribus, bien plus voisines des garnisons égyptiennes que de Gondar, pour les assujettir à leur joug. Saïd-Pacha, en 1856, avait promulgué en leur faveur une série de règlemens sages et protecteurs que la rapacité des agens égyptiens fit