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comme il faut et l’intrigant vulgaire, se disputent l’empire, ou plutôt se le partagent comme un large domaine où chacun peut prendre carrière. C’est un trait heureux de M. Augier (si irréprochable d’ailleurs dans les quelques mots de politique que contient sa pièce) que d’avoir suspendu la députation entre Arthur, qui la possède, et Guérin, qui va la prendre, s’il est « agréé par le ministère. » C’est grand dommage que de choisir ; pourquoi ne seraient-ils pas agréés tous les deux ? Cela aussi fait partie de leur butin.

Mais cette prospérité générale et soutenue des Arthur et des Guérin est-elle sans compensation pour ceux qu’ils dépouillent ? Suffit-il de se faire son lot à son gré dans les biens de ce monde pour en avoir la meilleure part ? Nullement ; le bonheur n’est pas dans la chose même qu’on possède, mais dans les impressions que cette possession nous donne, dans les sentimens qu’on en reçoit ou qu’on en tire. Qui décide pourtant de la nature et de la valeur de ces sentimens, si ce n’est notre âme elle-même, qui se taille ainsi un bonheur à sa mesure, d’autant plus profond et d’autant plus vif qu’elle est elle-même plus haute et plus délicate ? C’est dans la différence de ces impressions et du bonheur qui en découle que tout est remis à sa place, et que la justice secrète qui préside au mouvement de ce monde reprend ses droits. Qu’importe que maître Guérin ait conquis Valtaneuse ? Il s’épuisera pour l’agrandir, se querellera avec ses voisins, se forgera mille labeurs et mille peines ; y fera-t-il une seule de ces douces promenades dans lesquelles le bon Desroncerets se perdait si volontiers, faisant l’aumône aux mendians et berçant ses généreuses chimères ? Arthur emmène la belle Cécile que le colonel a violemment aimée ; soit, éprouvera-t-il près d’elle un seul des transports qui ont agité pour elle cette âme loyale et tendre ? Voilà l’ordre des biens véritables, il est réglé pour chacun selon ce que chacun est capable de sentir, et à ce point de vue combien les Arthur et les Guérin sont misérables ! Si l’on s’en tient aux apparences, ils volent tout le monde ; si l’on y regarde de plus près, ce sont eux qui sont volés.


PREVOST-PARADOL.