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leur arrive, s’échappant du sein de la nation par une fissure quelconque, on leur dit que c’est une impression factice, l’œuvre de quelque parti, et que la vérité, c’est ce que le souverain désire.

On nous dira sans doute qu’il y a eu en Europe des gouvernemens où le souverain avait plus de pouvoir encore que n’en a celui qui est aujourd’hui sur le trône de France, et que cela n’a pas empêché l’Europe d’avoir quarante années de paix. Cela est vrai ; mais la situation était très différente : ces gouvernemens, quelque considérables qu’ils fussent, n’avaient pas deux fois en cinq ans montré leurs armées victorieuses sur les grands champs de bataille de l’Europe, et ils n’avaient pas cette force d’expansion et de sympathie qui s’attache à tout ce qui vient de la France. Or aujourd’hui, après les précédens de la guerre de Crimée et d’Italie, quand on voit un souverain comme l’empereur des Français commander à une armée la plus belle du monde et régner sur un peuple qui s’éprend facilement de la gloire, quel que soit le prix auquel il l’achète, et qu’on sait que ce souverain peut seul de son autorité privée faire la guerre, on ne se sent pas suffisamment rassuré.

C’est là une situation grave, tout le monde le comprend ; tout le monde comprend qu’il y a des positions qui demandent plus que la responsabilité d’un seul homme. Plus cet homme est grand, plus il est fort, et plus il a besoin de contrôle pour ne pas céder aux tentations qui naissent de sa grandeur et de sa force. Si ce sentiment-là existe en France, où, après tout, la force de l’empereur et les moyens qu’il a de la déployer à tout instant peuvent flatter l’amour-propre national, qu’on juge de ce qu’il peut être en Europe, où l’on n’est pas obligé d’envisager les choses au même point de vue : en Europe, ce sentiment produit l’agitation que nous voyons, il encourage les espérances des uns, fait naître les inquiétudes des autres, il tient en haleine les aspirations des nationalités, et c’est lui qui nous fait vivre dans cette appréhension perpétuelle de la guerre dont nous ne pouvons pas nous débarrasser. Depuis 1859, il n’y a pas eu une année où vers le printemps les bruits de guerre ne se soient accrédités avec plus ou moins de force : elle n’a pas éclaté jusqu’à ce jour, elle a pu être conjurée par la force conservatrice et pacifique de l’Europe, mais pourra-t-elle toujours être conjurée ? Chaque année, les nuages grossissent, et en attendant, les affaires languissent, les finances s’épuisent ; on dépense en armemens des sommes fabuleuses qui assureraient la prospérité des états, si elles étaient autrement employées. Une statistique nous montrait dernièrement que l’Europe a sur pied, pour sa défense personnelle, 3,815,000 hommes, et qu’elle dépense annuellement à les entretenir 3 milliards 221 millions. Nous ne prétendons pas qu’avec une politique différente on pourrait faire l’économie de toutes ces