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mais don Estevan s’y opposa. — En rase campagne, dit-il, ou dans les bois, ils pourraient encore avoir l’avantage sur nous… Du reste, notre victoire est complète, et je vous assure qu’ils ne reviendront pas de si tôt.

Don Estevan, absorbé par les péripéties de la défense, n’avait pas vu tomber José. En apprenant sa mort, des larmes coulèrent abondamment sur ses joues ridées. Il sentait instinctivement que cette fin tragique et prématurée jetterait une ombre triste sur le reste de son existence. La douleur de Mercedes, profonde et contenue comme l’avait été son affection, mais où l’on pouvait pressentir le deuil d’une vie entière, fut pour don Estevan toute une révélation.. Cependant, respectant le voile de pieuse sérénité et de douce tristesse dans lequel sa fille enveloppait sa peine silencieuse, il ne lui parla jamais de José…

Bientôt sir Henri reçut une lettre qui le rappelait à Londres. Ce fut avec une vraie douleur qu’il se sépara de ses amis de Santa-Rosa, auprès desquels il avait oublié, du moins pour un temps, sa mélancolie, et dont il avait partagé les peines et les joies.

Don Estevan Gonzalès lui écrivit quelques mois après son départ. Il lui disait qu’on ne savait pas ce qu’étaient devenus Carmen et Manuel. On ne doutait pas que ce ne fût ce dernier qui, entraîné par sa mère et regrettant peut-être sa faiblesse, avait renvoyé Palomo à l’estancia avec le mot d’avertissement qui les avait sauvés ; mais, chose étrange, ni les Indiens soumis, ni ceux du Chaco, ne pouvaient donner des nouvelles de Carmen et de son fils. L’avis d’Eusebia était que le démon les avait emportés en punition de leur ingratitude. Sur la fin tragique de José, les opinions différaient aussi. Quelques-uns pensaient que les caciques, redoutant au fond l’ascendant d’un chef jeune, instruit, intelligent, avaient profité du tumulte de l’attaque pour le frapper traîtreusement. D’autres croyaient que José, placé dans la plus cruelle des alternatives, s’était lui-même donné la mort. Don Estevan ajoutait que Mercedes lui avait formellement exprimé son intention de rester auprès de lui, et que Dolores déclarait ne jamais vouloir quitter sa sœur.

Dix ans après les événemens que nous venons de raconter, un ami que sir Henri avait dans la marine royale stationnait sur la frégate de guerre de sa majesté l’Oberon dans les eaux du Rio-Parana. Un jour, il retrouva dans son portefeuille une lettre à laquelle il ne pensait plus, et que sir Henri lui avait donnée pour d’anciens amis du désert. L’officier prit à l’instant sa résolution ; il demanda des chevaux et un guide, et partit pour Santa-Rosa. Il y arriva au soleil couchant. À la porte de l’habitation, il trouva un vieillard aveugle, assis dans un fauteuil entre deux personnes