Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/361

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

accablé qui contrastait avec ces apprêts de fête. Dans l’ombre des piliers de la véranda, sir Henri crut apercevoir José debout, la tête inclinée, les yeux fixés sur Mercedes, dont il suivait tous les mouvemens avec une sorte d’extase mélancolique, triste comme un adieu.

Dans le salon, don Estevan racontait à son ami comment son cheval Corazon lui avait sauvé la vie en temps de révolution, franchissant toujours au galop, en une seule nuit, les quarante-cinq lieues qui séparent le Rosario de Santa-Fé. — De tels chevaux sont rares, ajouta-t-il ; cependant j’en possède un aujourd’hui qui ne le céderait pas à Corazon.

Il parlait encore, lorsqu’un hennissement prolongé retentit près de l’estancia. Tout le monde prêta l’oreille ; un second hennissement se fit entendre ; José traversa rapidement la cour. — C’est Palomo, s’écria don Estevan : je reconnais sa voix.

Il courut vers la porte d’entrée, tous le suivirent. Palomo s’était abattu près du seuil. Il paraissait hors d’haleine et comme effrayé. Eusebia, un flambeau à la main, l’examinait en tous sens. Don Estevan, dont Palomo était le cheval favori, ne comprenait pas ce qui lui était arrivé ; il lui parlait, le caressait ; l’animal ne se relevait pas. En lui passant la main autour du col, il sentit quelque chose de dur attaché à sa crinière. C’était un morceau d’écorce d’arbre sur lequel on avait écrit avec la pointe d’un couteau : Cuida, Santa-Rosa ! (prends garde, Santa-Rosa !) On se regarda. — C’est un avertissement donné par un ami inconnu, dit sir Henri, je pense qu’il est prudent de veiller et de prendre quelques mesures de défense.

Les capataz et les péons, réunis près de la porte, avaient un air effaré ; les servantes, accourues aussi, se mirent à pousser des cris de terreur. Don Estevan paraissait calme, mais indécis, José en proie à un désespoir sombre et contenu ; les Cabral faisaient bonne contenance. Tous s’adressèrent à sir Henri. — Señor, conseillez-nous, dites, qu’y a-t-il à faire ?

Sir Henri commença par reléguer sans façon les mulâtres et négresses au fond de la troisième cour, en leur ordonnant sévèrement de se taire ; puis, réunissant toutes les armes de la maison, il les chargea avec soin, et montra à deux petits péons à faire des cartouches. Il était minuit à peu près ; il alla vers la porte, l’ouvrit et appuya simplement le loquet. L’antique et lourde voiture qui devait conduire don Estevan et sa famille au bal, et qu’on avait à cet effet tirée de la remise, fut traînée en travers de l’huis. Entre les roues, sir Henri fit placer de vieilles barriques que l’on remplit de terre, de débris de maçonnerie et autres déblais. Les préparatifs