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sans manger, et qu’il l’en avertissait pour sa gouverne. Eusebia répondit qu’elle savait bien comment il faut traiter les gringos, que ce n’était pas la première fois qu’elle en recevait, et que d’ailleurs chez don Estevan son maître personne n’avait jamais eu faim. À l’appui de son dire, elle montra au vaquiano de formidables rations de puchero, des asados (rôtis de bœuf ou de mouton), et ce qu’on appelle dans le pays du nom de pastel, c’est-à-dire un étrange amalgame de poisson, d’œufs durs, d’olives salées, de poulets, de tomates et de courges confites au sucre, d’huile, de piment, d’oignons, d’herbes odoriférantes, le tout enveloppé dans une pâte douce recouverte d’une couche de caramel. Ce mets, auquel sir Henri eut beaucoup de peine à s’accoutumer, n’en est pas moins un des plats les plus recherchés au campo.

Don Estevan déploya envers sir Henri toute la courtoisie imaginable. Dès le lendemain même de son arrivée, il fit venir du campo douze de ses meilleurs chevaux et pria son hôte de faire un choix. Ces animaux furent mis au corral sous la garde de deux péons qui durent rester dans le voisinage de la maison à la disposition del señor Inglese. José et Manuel lui furent présentés comme deux jeunes gens élevés par don Estevan et chargés d’aider leur père adoptif à faire à sir Henri les honneurs du pays. L’Anglais admira beaucoup les deux frères, José surtout, dont les traits grecs, la belle stature, l’air distingué, les cheveux soyeux, la barbe et les moustaches épaisses trahissaient le sang créole espagnol mêlé au sang indien. En reconnaissant dans leur mère l’Indienne qu’il avait rencontrée dans la forêt, sir Henri ne put s’empêcher de faire part à don Estevan des remarques de son guide Pastor Quiroga, un rastreador[1] habile, sur le campement des Indiens dans le bois de Takourou. Gonzalès haussa les épaules, — Je me doute bien, répliqua-t-il, que Carmen est restée en relations avec sa tribu ; ses absences, toujours mystérieuses, me l’ont fait croire. Voilà quinze ans néanmoins qu’elle vit avec nous, revenant toujours fidèlement au logis, et jamais ceux de sa race ne nous ont fait tort. L’estancia de Santa-Rosa a toujours été plus épargnée que les autres par les voleurs de bétail.

En peu de jours, sir Henri avait fait connaissance avec tous les habitans de l’estancia. Il avait été surtout frappé de l’intelligence de José, de la dignité de son caractère, ainsi que des mouvement généreux de son cœur, et, pressentant les luttes amères que le contraste de ses sentimens et de sa position ferait naître en lui, il se sentait attiré par cette nature franche, aimable, courageuse, dont

  1. Homme qui reconnaît les traces.