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allée d’arbres que la nuit avait dérobée à leurs regards. Chemin faisant, il leur apprit qu’il était Martin Valduque, cultivateur et propriétaire du terrain où ils se trouvaient. On arriva bientôt à un enclos solidement fermé de pieux de quatre à cinq pieds de haut ; plusieurs ranchos y formaient un groupe laissant un carré vide au milieu. Une lanterne suspendue au pilier d’un galpon éclairait une petite réunion de gens qui parlaient avec animation. Sous une avance du toit qui abritait une cuisine, Mme Martin Valduque, pittoresquement coiffée du mouchoir rouge des femmes basques, tirait du four des tourtes et des galettes d’odeur fort appétissante, et distribuait du café que deux jeunes garçons, ses fils, apportaient aux voyageurs. Valduque s’excusa auprès de ses hôtes sur l’impossibilité où il était de les loger tous, et proposa à ceux qui craignaient le campement sous la voûte du ciel un abri dans une des maisonnettes dont l’habitation se composait ; mais on préféra unanimement rester au milieu de la cour. On y alluma un bon feu, afin de se préserver de l’air humide de la nuit, et toute la compagnie s’assit à l’entour. Martin Valduque souhaita le bonsoir aux voyageurs et se retira dans le rancho où il demeurait.

Sir Henri s’était installé un peu à l’écart, afin de mieux jouir du spectacle original qu’il avait sous les yeux. Il remarqua d’abord un homme jeune encore, très noir, d’une stature colossale, admirablement proportionné et plein d’élégance dans sa taille ; il était sambo de race, c’est-à-dire de sang nègre et indien. Il portait le costume des gauchos, et se drapait avec une dignité royale dans un magnifique poncho bleu foncé, à raies pourpres mélangées de dessins bizarres noir et blanc. Appuyé sur sa lance, dans l’attitude d’un repos martial, ce personnage aurait pu servir de modèle à Phidias. Pastor, qui le connaissait, le désigna à sir Henri comme le major Denys, Indien manso (soumis), commandant en chef la cavalerie des Indiens auxiliaires.

À côté de lui était assis un jeune homme blond, blanc et rose comme une femme. Il portait un élégant habit de coupe parisienne, un gilet blanc, une cravate de satin, des gants glacés et un lorgnon. Ce petit monsieur bavard était un Allemand, commis dans une grande maison de banque du Rosario et voyageant pour les affaires de son patron. Il donna lui-même tous ces détails à sir Henri, en ajoutant mille doléances sur le détestable trajet qu’il venait de faire. — Ah ! monsieur ! s’écria-t-il, quelle contrée de sauvages ! On y meurt de faim au milieu de l’abondance ! C’est le pays des troupeaux, et l’on n’y trouve pas de viande, le pays des vaches, et l’on manque de lait, le pays des poules, et l’on n’y voit point d’œufs, le pays des raisins, et jamais on n’y fait de vin. Diable de pays ! Aussi, continua-t-il avec volubilité, cette terre n’est-elle abordable