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du Parana que la lumière attire à fleur d’eau, et qui viennent déposer leurs œufs dans les herbes flottantes du bord.

Don Gaëtano avait à peine fini de parler qu’un grand corps noir, passant comme une ombre épaisse par-dessus la tête des promeneurs, donna une secousse terrible au canot, et fendit l’onde à quelques pas d’eux. — Tirez ! s’écria Gaëtano.

Sir Henri visa avec adresse et sang-froid. Un rugissement rauque et strident tout à la fois se fit entendre. L’animal blessé au poumon teignait l’eau tout autour de lui, et tournoyait dans les convulsions de l’agonie. On voyait surnager tantôt sa large poitrine blanche, tantôt son magnifique pelage jaune marqué de taches noires. Ses yeux, qui avaient lui comme deux charbons ardens, s’éteignaient peu à peu. — Vite, vite ! tâchons de le maintenir sur l’eau avant qu’il ne s’enfonce, dit Gaëtano, et, prenant un lasso, il le lança avec l’adresse d’un gaucho au jaguar expirant, puis, faisant approcher la barque du bord, il l’amarra, et, sautant à terre, amena le lasso. — Deux hommes ne suffiraient pas, dit-il, pour soulever cet énorme animal ; notre canot aurait chaviré sous nos efforts ; nous allons traîner le jaguar à terre, et demain, avant le lever du soleil, j’enverrai quelques-uns de mes matelots pour enlever la fourrure.

Cet incident, qui avait troublé pour quelques instans le silence et la solennité de cette belle nuit, enchanta l’aventureux sir Henri, et lui parut inaugurer heureusement son voyage en pays primitif. La navigation se fit de la manière la plus agréable. Lorsque le vent était bon, on en profitait pour voguer ; puis, au détour de quelque île charmante, on jetait l’ancre, en attendant le moment favorable pour mettre à la voile. Le voyageur ne pouvait se lasser d’admirer ce fleuve immense qui se déroulait comme une mer sans bords et se confondait avec l’horizon. Les îles près desquelles oh stationnait offraient à sir Henri l’agrément de la promenade, de la pêche, de la chasse. Il avait le goût des collections, et bientôt le pont de la goélette fut transformé en une espèce de musée. On n’y voyait qu’animaux empaillés, oiseaux et oisillons suspendus à des ficelles, papillons et scarabées embrochés et fixés au mât par de fortes épingles. Don Gaëtano avait ordre d’emballer soigneusement tout ce butin, et, de retour à Buenos-Ayres, de le remettre au consul, qui devait l’expédier en Angleterre.

Quinze jours se passèrent ainsi. Enfin la goëlette jeta l’ancre en face du Rosario, principal marché de la confédération et la ville la plus importante de la province de Santa-Fé. Là, sir Henri prit congé de don Gaëtano et de son équipage. Le consul, son compatriote, à qui il expliqua ses idées de voyage et son désir de s’initier à la vie sauvage du campo ou désert argentin, lui donna une lettre de recommandation