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individuel, n’eurent que la force de pousser le cri de liberté, sans être en état de conquérir les avantages de la vie libre. Cependant quelques hommes de cœur et d’énergie, parmi lesquels se place don Estanislao Lopez, celui qu’on nomme encore dans le pays le grand général Lopez, se mirent à la tête d’un mouvement organisateur et progressif, et ils luttèrent, au péril de leur vie, contre le parti rétrograde, astucieux et barbare, dont le représentant le plus tristement célèbre a été le dictateur Rosas.

Voilà quarante ans que dure ce duel : grâce aux marches et aux contre-marches de hordes indisciplinées qui se harcèlent sans relâche, une terre dont la charrue pourrait féconder merveilleusement les sillons se trouve frappée presque partout de stérilité et de mort. Au foyer domestique, dans les salons, dans les champs, au pied des autels, on retrouve le choc implacable des deux élémens en lutte. Dans les villes où a pénétré le commerce étranger, la barbarie primitive bat décidément en retraite devant la civilisation industrielle, que des ingénieurs infatigables lancent avec leurs engins à la conquête pacifique de l’élément indigène. Celui-ci se montre bien encore çà et là dans ces marais dormans qui s’étalent en pleine rue à la porte des somptueux palais, et où chevaux et mulets enfoncent jusqu’au poitrail ; il se montre dans ces cadavres d’animaux oubliés sur la voie publique, et que dévorent des vautours rapaces, dans ces débats électoraux où l’on assaisonne volontiers ses argumens de coups de couteau ; il se montre enfin dans mille détails de la vie domestique, où un luxe parfois excessif se marie à des coutumes de la plus étrange sauvagerie. Partout néanmoins apparaissent des signes visibles d’un état nouveau. Le clergé même, secouant l’amas des superstitions naïves et des rites puérils, encourage le progrès à sa manière ; le prêtre affecte les dehors de l’homme du monde : il se pique de libéralisme, lit les sermons du père Lacordaire, chante des airs d’opéra, va aux courses de chevaux, aux combats de coqs, et transforme la sacristie en salon.

Il est manifeste que, dans les grands centres de commerce et d’industrie, le progrès n’a pas d’autre antagoniste que la nonchalante indifférence des races créoles, tandis que dans les provinces du centre, à mesure que l’on se rapproche des déserts du Chaco, la civilisation se heurte contre l’élément indien, personnifié d’une manière sombre et insaisissable tantôt dans l’homme de la tribu, dans le fils du désert, tantôt dans le centaure moderne, armé de sa lance et de sa fronde, dans le gaucho, qui, vivant au milieu des vastes pampas, loin de tout rayonnement intelligent, a le culte de l’immobilité. Ce n’est pas qu’il ait abdiqué toutes les austères vertus castillanes : il est esclave de sa parole, hospitalier, généreux ; mais