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à un dramaturge. On a là devant soi tant de ressources toutes prêtes, tant d’élémens comiques d’avance goûtés et applaudis par le public, et qu’on peut d’ailleurs saisir et traiter d’une main, preste, sans effort d’imagination, la mode, puisqu’il faut l’appeler par son nom, jouit à présent d’une telle vogue sur notre théâtre, que plus d’un esprit d’ailleurs capable de voir plus haut et plus loin n’a pu résister au plaisir de tourner exclusivement son observation de ce côté, et une fois emprisonné dans ce cercle, a pris un tel goût aux petits succès que l’on y moissonne, qu’il a oublié d’en sortir.

Si nous insistons sur ce point, c’est que l’on retrouve la même recherche exagérée du détail purement matériel dans la nouvelle pièce de M. Barrière, dont le sujet peut être indiqué en quelques mots. Deux jeunes couples vivent en paix sous l’œil paternel d’un vieil oncle célibataire, excellent homme. Cette paix toutefois est mal assise ; l’un des jeunes maris, Marcel, entretient clandestinement un ménage en ville, c’est-à-dire une ancienne maîtresse dont il a un enfant, et à laquelle, par faiblesse, il a cru devoir cacher son mariage. Le beau-frère de Marcel, un avocat homme de sens, l’engage à trancher net cette situation intolérable. Celui-ci n’en a pas la force, et pour comble d’embarras, à la suite d’une série de malentendus et de fausses démarches, c’est l’avocat si bon conseiller qui passe pour avoir la liaison criminelle. De là des péripéties tour à tour bizarres et dramatiques au terme desquelles la maîtresse et l’enfant sont rejetés sur le compte et les bras de l’oncle célibataire, qui, fort en peine d’une position aussi ridicule qu’incommode, se dévoue, néanmoins pour ramener la paix, dans le ménage de sa chère nièce. La donnée, on le voit, n’est pas très neuve, et le dénoûment laisse à désirer. M. Barrière, à force d’esprit, de saillies, et en accumulant les uns sur les autres ces petits épisodes où il excelle, est parvenu, avec le concours d’artistes habiles, à exciter le rire du public et à couvrir bien des longueurs, des invraisemblances et des vulgarités ; mais pour un homme qui se pique d’écrire de vraies comédies, cette œuvre est loin d’être réussie. S’il y montre, suivant sa coutume, des éclairs véritables de sensibilité, en revanche comme le mauvais goût et parfois la déclamation entachent la forme et le fond ! Quelle responsabilité ici encore assume la mode ! N’est-ce point le désir de lui sacrifier qui dicte à M. Barrière ces tournures de phrases hybrides, ces expressions dont le souvenir seul fait frémir ? Est-ce donc au Gymnase qu’il faut aller désormais pour entendre parler un tel langage ? Ajoutons que M. Barrière a le tort d’épuiser pour ainsi dire jusqu’à la moelle certaines situations qui demanderaient à être maniées d’une main plus discrète. Au demeurant, bien que sa nouvelle pièce mérite par quelques côtés le succès d’hilarité qu’elle a obtenu, voici ce que nous dirons à l’auteur : en écrivant Un Ménage en ville, vous avez écrit une œuvre drôle, c’est le mot qui convient ici ; or une œuvre drôle est-elle faite pour vous satisfaire, vous et le théâtre qui la joue ? C’était aussi une œuvre drôle que cette comédie, un Mari qui lance sa femme, représentée, il y a quelques mois, sur la même scène ; mais quel rapport y avait-il entre l’art et cette pièce ? Est-il bon, est-il salutaire que l’étude des petites réalités se développe ainsi aux dépens de la saine pensée et de l’exécution vigoureuse de l’ensemble ? On répète volontiers que nos écrivains, et nos romanciers en particulier, dédaignent désormais