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un coup sérieux à un pouvoir persécuteur qu’il n’avait, on le sait, jamais reconnu. L’affaire du Tigré lui parut vigoureusement engagée, et il n’hésita pas à y entrer en lui donnant une direction politique et religieuse qui lui manquait encore. Pour sonder le terrain, il envoya à Négousié un agent obscur chargé de lui demander, maintenant qu’il possédait la totalité des anciens domaines d’Oubié, la liberté religieuse qu’Oubié avait spontanément accordée aux catholiques. Cette ouverture, qui n’avait rien de compromettant, fut bien accueillie du jeune prétendant, qui comprit sans peine le parti qu’il pouvait en tirer ; il répondit par les assurances les plus bienveillantes, mais ne s’engagea pas non plus au-delà de ce qui était nécessaire, et invita Mgr de Jacobis à rester encore quelque temps à Massaoua, sous prétexte que l’entrée en Abyssinie pendant les pluies pouvait compromettre sa santé.

Peu après, M. Chauvin-Belliard, agent consulaire de France à Massaoua et tout dévoué aux projets de Mgr de Jacobis, vint visiter Négousié à Diksan, près de la frontière, et fit le premier pas qui engagea la politique française dans les affaires de l’Abyssinie. Le gouvernement français, confiant dans l’unanimité des rapports que lui adressaient ses agens directs ou indirects dans la Mer-Rouge, reconnut Négousié, qui se hâta d’envoyer à Paris deux ambassadeurs indigènes, escortés d’un capucin piémontais et porteurs d’un acte de cession à la France des îles de Desset et Ouda, voisines de Massaoua, ainsi que du port de Zoula, l’ancienne et célèbre Adulis des Ptolémées. Mgr de Jacobis poussait cette affaire avec une ardeur passionnée que n’approuvaient pas ses supérieurs, désireux d’éviter le reproche d’ingérence des missionnaires dans la politique. L’ambassade fut bien reçue à Paris. Le gouvernement français, n’ayant que des informations d’une exactitude contestable, adopta une ligne de conduite qui a été injustement critiquée plus tard, et qui était alors la seule possible. Il reconnut Théodore II roi de l’Abyssinie centrale, Négousié roi du Tigré, et, tout en ouvrant des relations avec le second, resta en termes courtois avec le négus, qui jugea bon, sans prendre le change, de ne point s’aliéner la France.

Le succès diplomatique de Négousié avait besoin d’être appuyé d’une vigoureuse action militaire. Les provinces au nord du Mareb étaient encore au pouvoir de dedjaz Haïlo, général théodoriste. Celui-ci s’y croyait bien à l’abri d’une attaque de la part du prétendant, séparé de lui par deux provinces et la rude vallée du Mareb ; mais il avait compté sans un de ces coups de foudre stratégiques inconnus en Abyssinie avant Théodore II, et que Négousié sut heureusement imiter. Le prétendant arriva en un jour (septembre 1858) de Diksan au cœur du Seraoué, par une marche de quinze heures à travers un pays sauvage et prodigieusement accidenté : il écrasa