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vertement ses caprices, sa tyrannie, son ingratitude. Théodore se tait ; le soir, les deux amis soupent ensemble comme d’habitude, le négus sort un instant, il rentre portant sur le cou une grosse pierre et s’incline devant M. Bell. D’après la loi du pays, tout offensé a droit à cette réparation de la part de l’offenseur, quelle que soit la différence des rangs, et le négus, restaurateur des vieux usages, n’avait garde de s’y soustraire. M. Bell, surpris et confondu, se précipita vers lui, lui prit la pierre des mains et le pria avec une brusquerie respectueuse de ne pas oublier à l’avenir son rang de souverain. Il est bon d’ajouter que l’Anglais traité par Théodore avec tant d’égards avait le titre de licamankuas, c’est-à-dire qu’il était l’un des quatre officiers qui portent aux jours de bataille le même costume que le négus, pour dérouter les ennemis acharnés à le tuer : grade périlleux, purement honorifique (il ne rapporte ni traitement ni fiefs) et extrêmement recherché d’un peuple monarchique et chevaleresque. M. Bell était l’introducteur de tous les Européens auprès de son prince. Son obligeance n’avait pas de limite et ne connaissait aucune nationalité. Il entretint toujours Théodore dans des sentimens de sympathie pour la France qui étaient naturels chez le négus.

La faveur dont jouissaient ces deux Anglais parut sans doute à M. Gobat, le missionnaire suisse, devenu plus tard évêque de Jérusalem, une excellente occasion de reprendre ses projets sur l’Abyssinie. Une sorte de séminaire avait été fondé à Bâle sous son patronage, dans un ancien couvent appelé Saint-Crischona. On y formait pour les missions étrangères, principalement celles d’Afrique, de jeunes ouvriers de la Suisse et de la Souabe à qui on donnait une éducation théologique très sommaire. Le principe de Saint-Crischona et en général de la propagande protestante peut se résumer ainsi : le meilleur moyen de donner à un peuple encore barbare une haute idée du christianisme européen est de lui faire apprécier avant tout les bienfaits de notre civilisation en les lui faisant partager. Il faut donc commencer non par des prédicateurs, mais par des éducateurs professionnels. Ce principe est bon et pratique en soi, mais l’application à Saint-Crischona en était défectueuse. En général, le monde mesure le zèle des apôtres de tout genre aux sacrifices qu’ils font à leur foi, et se méfie de ceux qui gagnent de l’argent tout en s’occupant de l’âme de leur prochain. La direction de Saint-Crischona avait décidé que douze stations, dont chacune porterait le nom d’un apôtre, seraient échelonnées sur la route de Jérusalem à Gondar. Le plan de cette via sacra était fort beau, mais dispendieux, presque impraticable. Onze stations sur douze étaient en pays musulman, et quiconque a vu l’Orient connaît l’impossibilité de faire une seule conversion sérieuse