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il voulait régénérer l’Abyssinie et tirer de son antique civilisation les élémens mêmes de sa renaissance. Cette idée, au fond chimérique, avait de grandes séductions pour l’immense orgueil national des Abyssins, et n’exposait pas le négus à rencontrer ces résistances qui ont forcé le tsar Pierre et le sultan Mahmoud à inaugurer leurs réformes dans le sang.

L’Abyssinie en effet, dans sa plus grande décadence, offre aux yeux du voyageur non prévenu les assises principales d’un ordre social assez avancé. La féodalité y existe, mais elle n’y est pas plus puissante qu’en Angleterre ; les institutions sont très démocratiques, les rouages administratifs simples, la législation est celle du code Justinien, avec quelques modifications nécessitées par l’esprit abyssin, la propriété bien définie, les droits individuels garantis par le droit d’appel à l’empereur, la famille entourée de sécurités, le commerce protégé, les vengeances politiques et les violences de la guerre neutralisées par l’inviolabilité des nombreux ghedem (lieux d’asile). La loi est bonne et féconde en soi : c’est la faute de la barbarie amenée par une anarchie sans fin, si la noblesse est batailleuse et pillarde, l’église cupide, la justice vénale, le mariage annulé par l’exemple contagieux de l’aristocratie, le droit d’asile et celui des caravanes parfois violés. Il ne fallait, selon le vainqueur de Dereskié, que revenir à l’ancien code royal (tarika-nagast), et l’appliquer avec une vigueur impitoyable.

La réforme judiciaire, la réforme religieuse, se partagèrent dans les premiers temps du règne la sollicitude de Théodore. Le principal besoin de l’Abyssinie était la sécurité des routes et en général des campagnes, parcourues de tous côtés par des bandes pillardes. Une proclamation royale, datée du camp de l’Ambadjara, près de Gondar (août 1855), ordonnait « que chacun retournât à la profession de ses pères, le marchand à sa boutique, le paysan à la charrue. » L’édit fut exécuté avec une rigueur draconienne, et on vit des choses impossibles ailleurs qu’en Abyssinie. Les gens de Tisbha, bandits incorrigibles, dont le village occupe un contre-fort de la montagne d’Ifag, vinrent au camp de Théodore armés jusqu’aux dents, et demandèrent au négus la confirmation de leur droit, reconnu par David le Grand, d’exercer la profession de leurs pères. « Quelle est cette profession ? demanda le négus sans défiance. — Voleurs de grande route, répondirent-ils insolemment. — Écoutez bien, dit Théodore surpris et se contenant, votre profession est périlleuse, et l’agriculture vaut mieux. Descendez dans la plaine et cultivez-la : c’est la plus belle terre de l’empire, le Lamghé. Je vous donnerai moi-même des bœufs et des charrues. » Ils furent inébranlables. Le négus finit par dire oui et les congédia. Comme ils s’en retournaient, fiers d’avoir, à ce qu’ils croyaient, intimidé le souverain, ils furent rejoints