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suivant l’usage, après le combat. Parmi eux se trouvait Ounderad, qui était loin, on le comprendra, d’être rassuré sur les suites du festin, surtout quand il se vit devant une table nue, et qu’on lui mit en main un berillé[1] rempli d’une liqueur noirâtre, tandis que les officiers de Kassa mangeaient avec un appétit bruyant et puisaient la gaîté dans des flacons d’excellent hydromel. Kassa, qui présidait à la fête, se tourna vers les vaincus et leur dit avec courtoisie : « Mes amis, je ne suis, comme vous l’avez dit, que le fils d’une pauvre marchande de kousso, et cela m’a fait souvenir que ma mère n’a rien vendu encore aujourd’hui ; j’ai pensé que vous ne me refuseriez pas de faire honneur à sa marchandise, et si elle n’est pas plus appétissante, recevez-en mes excuses. » Et il les força, tout tremblans et heureux d’en être quittes à si bon compte, de boire à pleins flacons l’abominable purgatif.

Cette affaire fut suivie d’un nouvel engagement où Menène combattit en personne, et, blessée d’un coup de lance, tomba au pouvoir de Kassa. Ras Ali assiégeait alors, au cœur de l’hiver, la montagne qui servait de forteresse à Oubié ; il quitta le siège et vint lui-même demander au jeune vainqueur la paix qu’il avait refusée à Menène et aux instances d’un diplomate très retors du pays, Amara Konfou. Kassa consentit à traiter, garda Gondar, relâcha Menène, et, selon l’usage national, donna sa propre mère comme garantie de sa bonne foi. Kassa était alors dans une situation de demi-rebelle qu’il ne pouvait soutenir qu’à force d’audace. En sa qualité de maître de la capitale et de ras, le jeune chef ne craignit pas d’exiger le tribut du puissant prince Gocho, dedjaz et presque roi de tout le pays qu’entoure le fleuve Abaï dans sa vaste spirale supérieure. Gocho, brave, libéral, ami des Européens, était le type le plus vrai du mokonnen, du gentilhomme abyssin, sans plus de prévoyance et d’esprit de suite que tous ses pairs. Surpris et exaspéré de cette insolence, il réunit une bonne armée, demanda à ras Ali l’investiture des conquêtes qu’il allait faire, arriva sur le Dembea, et réussit à balayer la petite armée de Kassa, qui se sauva dans les basses terres (kolla) de sa province natale, où il vécut toute une année de racines et de fruits sauvages, pendant que le vainqueur s’installait à Gondar (1852). Ce qui fut le plus sensible à Kassa, ce fut d’apprendre que Gocho avait trouvé et vidé des silos qu’il avait remplis de sa denrée favorite, le chimbera ou pois d’Abyssinie. Pourtant dès le mois d’octobre de la même année il avait repris la campagne à la tête d’une petite armée qu’il avait disciplinée au moyen de fusiliers égyptiens prisonniers ou déserteurs à la suite

  1. Flacon abyssin de forme antique.