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Kassa Kuaranya, aujourd’hui Théodore II, est né vers 1818 à Cherghié, chef-lieu de la province montagneuse de Kuara, gouvernée par son père et son oncle, les dedjaz Haïlo-Mariam et Konfou. Haïlo-Mariam était d’une noble origine ; quant à la mère de Kassa, une rumeur fort douteuse, accréditée par la vanité de son fils depuis qu’il est sur le trône, tendrait à la faire descendre de la famille impériale légitime, celle que l’histoire indigène rattache à Salomon par Menilek, fils de la belle Makada, reine de Saba. L’histoire n’a rien conservé de particulier sur Haïlo-Mariam ; Konfou au contraire était le chef le plus brillant de ces frontières occidentales d’Abyssinie, ouvertes aux incursions égyptiennes. C’est lui qui enleva aux musulmans la province de Gallabat, et tailla en pièces en 1838, à la bataille d’Abou-Qualambo, les réguliers égyptiens de Méhémet-Ali. Les poètes indigènes ont célébré cette bataille dans un chant qui commence ainsi :


« Le sabre de Konfou, était noir, et voilà qu’il a pris la couleur des bonnets (rouges) des Turcs… »

Aussi, quand mourut Konfou, sa sœur composa un chant funèbre qui est encore populaire dans toute l’Abyssinie :

Ye tallako amora kenfou[1] tessabara…
Elles sont brisées, les ailes du grand aigle
Qui planait de Metamma à Sennaar…


La mort de Haïlo-Mariam suivit de près celle de Konfou. D’avides collatéraux mirent la main sur son héritage ; sa veuve, dépouillée et sans appui, se vit réduite à vendre une plante médicinale, le kousso, dans les rues de Gondar, et le jeune Kassa fut envoyé au couvent de Tchanker, près du lac Tána, avec la perspective d’être un jour un des trop nombreux lettrés ou debteras d’Abyssinie. Cet asile faillit lui être funeste : le dedjaz Maro, un des grands vassaux qui se disputaient l’empire, tomba, après une défaite, sur le couvent de Tchanker, l’inonda de sang, et se vengea lâchement sur des enfans de l’humiliation que lui avaient fait subir les pères. Kassa. échappa au massacre et chercha un refuge à la faveur de la nuit, dans la famille de son oncle.

Les trois fils de Konfou ne surent, leur père mort, que se disputer son héritage à coups de lance jusqu’à l’arrivée du puissant dedjaz Gocho, prince du Godjam, qui les mit d’accord en conquérant la province pour son propre compte. Kassa, qui avait pris parti pour l’aîné des fils de Konfou, se réfugia dans la contrée sauvage et reculée de Sarago, chez un paysan qui lui donna, l’hospitalité pendant

  1. Il y a là un jeu de mots sur kenfou (ailes) et Konfou, nom du héros. Le goût arabe en ce genre s’est transmis aux Abyssins.