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et forcé de passer quelques heures dans la maison d’une belle veuve de Djanamora. La famille de dedjaz Haïlo ressemblait assez à celle de Richard Cœur de Lion, « où la destinée condamnait les pères à haïr leurs fils, et les fils leurs pères. » Le bâtard Oubié, renié par son père, réussit à la mort de celui-ci à évincer ses frères, écarta ses oncles, battît l’un après l’autre ou fit tomber dans des guet-apens cyniquement tendus les chefs brillans et écervelés de la féodalité indigène. Vers 1840, il exerçait de fait l’autorité royale depuis les environs de Massaoua jusqu’aux portes de Gondar. Il ne restait plus en face de lui que deux hommes, le ras ou connétable Ali, maître de Gondar et des provinces centrales, et dedjaz Gocho, grand baron à peu près inattaquable au fond des montagnes du Godjam. Oubié avait sur ces deux hommes une supériorité manifeste : il avait un but, celui de se substituer à la dynastie abâtardie qui s’éteignait dans les vastes salles désertes du palais de Gondar, et de renouer la chaîne des négus belliqueux et dominateurs, qui n’étaient plus depuis trois siècles qu’un souvenir ironique pour le présent. Il s’était donc assuré, pour l’indispensable formalité du couronnement, le concours intéressé de l’abouna, chef de l’église nationale, et, fort de cet appui, il alla présenter la bataille à ras Ali devant sa propre résidence de Devra-Tabor.

Cette bataille, livrée en 1841, pourrait passer pour une comédie, si le sang humain n’y avait coulé. Le ras, voyant dès la première charge sa cavalerie enfoncée, se sauva au galop et ne fut retrouvé que quinze jours plus tard, caché au fond d’un couvent dans les montagnes du Lasta. Trois de ses généraux, croyant tout perdu, se rendirent pour déposer les armes à la tente d’Oubié, qui était ivre-mort. Ils profitèrent de son état pour le garrotter et l’emmener, ainsi que l’abouna. Ras Ali, à qui le coup de main des trois généraux rendait la victoire, montra dans cette occasion la générosité indolente qui faisait le fond de son caractère. Aimant mieux avoir affaire à un vassal qui lui promettait reconnaissance et fidélité, que d’avoir à combattre successivement les grands barons qui se disputaient à coups de lance les états d’Oubié, il rendit à celui-ci une liberté dont il fit l’usage qu’on pouvait prévoir. Après avoir divisé, dupé et battu successivement les barons, le bâtard, plus fort que jamais, rouvrit la campagne contre ras Ali (1847). Cette campagne se réduisit à une série de marches dans les alpes du Semen, au milieu d’un froid rigoureux qui contribua beaucoup à la rendre inoffensive ; elle ne fut marquée que par des combats d’un intérêt secondaire, où se distingua un jeune chef de bandes appelé Kassa, héritier d’un grand nom, mais dans lequel les deux partis étaient loin de deviner l’homme destiné à restaurer l’empire d’Ethiopie sur les ruines sanglantes de la féodalité.