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son prestige, fondé sur les traditions nationales et religieuses du pays, si l’un des derniers négus n’avait eu la fatale idée de s’entourer de mercenaires étrangers que les grands vassaux ligués expulsèrent après une lutte sanglante. Dans cette lutte, la féodalité apprit à connaître sa force. Son chef le plus hardi, ce ras Mikael dont Bruce nous a raconté tout au long la dramatique histoire, ne recula pas devant le régicide. Ce crime, bientôt vengé par une coalition de ses rivaux qui lui enleva le pouvoir et la liberté, servit cependant de leçon à ses vainqueurs, qui n’eurent plus d’autre tactique que d’isoler le souverain de la nation, de le parquer dans une oisiveté partagée entre le plaisir et des études frivoles. Ils réussirent ainsi, en deux ou trois générations, à créer une lignée de rois fainéans qui existe encore, presque adorée par le clergé, méprisée par la noblesse, dédaignée par les chefs belliqueux, qui s’arrachent le pouvoir et ne lui font même pas l’honneur de la croire dangereuse. Un voyageur qui passait par Gondar il y a vingt-cinq ans trouva l’empereur légitime d’Abyssinie réduit à fabriquer des pelisses pour vivre. Un autre Européen, traversant depuis un des faubourgs ruinés qui rampent le long du palais désert des négus, rencontre un jeune garçon d’une douzaine d’années, pauvrement vêtu, mais fier jusque dans sa pauvreté. Il lui demande son nom. « Mon nom de baptême, dit l’enfant, est Ouelda-Salassié (fils de la Trinité), je suis négus nagast (roi des rois). » C’était encore un rejeton de cette dynastie de princes légitimes abyssins frappés depuis longtemps d’une irrémédiable déchéance morale.

Deux ou trois hommes avaient tenté, dans ces derniers temps, de reconstituer le pouvoir unitaire, qui seul pouvait sauver le malheureux peuple abyssin. Vers 1830, on avait vu surgir dans les provinces orientales un certain Sobhogadis, devenu de fait roi du Tigré et réalisant le type du prince accompli tel que l’aime et le comprend l’esprit indigène, brave, pieux, libéral et imprévoyant. Aussi, quand une coalition sauvage l’accabla à la journée de Mai-Islamaï en février 1831, sa mort héroïque fut l’occasion d’un deuil général. « Ah ! dit une chanson restée populaire, seront-ils bénis, ceux qui auront mangé d’un blé arrosé d’un pareil sang ? » Dans les luttes qui suivirent la mort de Sobhogadis, les violens cédèrent peu à peu la place aux habiles, et parmi ces derniers se fit remarquer le fameux Oubié, depuis longtemps connu en Europe par les récits des voyageurs, qu’il choyait et exploitait de son mieux, bien qu’il leur portât une haine profonde. La vie d’Oubié est un roman décousu qui commence à sa naissance même. C’était l’enfant d’un caprice de dedjaz Haïlo[1], jeune prince qu’une pluie d’orage avait surpris à la chasse

  1. Les titres dedjaz (duc), ras (connétable) se placent sans article devant le nom du titulaire, comme le lord des Anglais et le don des Espagnols.