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À la longue, cette ferveur millénaire devait diminuer. Les années s’écoulaient, des générations se succédaient, et le Seigneur ne revenait pas. On ne renonçait point encore cependant à croire que son retour était proche. Quand une telle croyance a pénétré à ce point une société religieuse, quand elle a été si longtemps l’angle visuel sous lequel on s’est habitué à contempler l’avenir, ce n’est que lentement, très lentement, qu’elle diminue d’abord en puissance pour laisser place enfin aide à tout autres perspectives. La seconde épître attribuée à Pierre nous transporte au moment précis ou le doute commençait à se glisser dans l’église. Il y a de la prudence dans son observation que mille ans sont au Seigneur comme un jour ; pourtant l’auteur lui-même de l’épître croit encore que son retour ne se fera pas longtemps attendre.

Au milieu de tout cela, l’église grandissait, et en grandissant elle se réconciliait tout doucement avec le monde, et même avec ce qui avait résumé d’abord pour elle les pompes et les idolâtries de Satan, le pouvoir impérial. Elle prenait son parti de vivre côte à côte avec lui, réclamant hardiment sa place au soleil au nom du droit communs, s’apercevant qu’elle devenait peu à peu une puissance avec laquelle l’empire ferait mieux de traiter que de lutter. Nous avons de ce changement des esprits un indice bien remarquable dans le fragment qu’Eusèbe nous a conservé de l’apologie adressée par l’évêque de Sardes, Méliton, à l’empereur Antonin. « La philosophie chrétienne, dit l’adroit évêque, est née en même temps que l’empire ; ses progrès sont parallèles à ceux de la puissance romaine, et si un moment la bonne harmonie a été troublée sous un Néron ou un Domitien, la faute en fut à quelques calomniateurs qui avaient surpris la bonne foi de ces princes, et leurs pieux successeurs, mieux informés, ont rendu la paix à l’église. » Et cela s’écrivait en toutes lettres plus de cent ans avant Constantin ! Ne voit-on pas que l’épiscopat s’essaie déjà aux belles manières et qu’il saura vite parler le langage de la cour quand le fils de Constance Chlore lui en ouvrira les portes à deux battans ?

Au fond, tout cela eût été peu grave, si cet agrandissement continu de l’église et cette diminution graduelle des rêveries millénaires se fussent opérés sans dommage pour la piété et la moralité chrétiennes. Malheureusement la multitude croissante des prosélytes remplissait les cadres de l’église de recrues qui n’étaient pas toujours du meilleur choix. Déjà nombre de chrétiens vivaient à peu de chose près comme les païens et ne tenaient à l’église que par des liens tout extérieurs. Il y avait des chrétiens, des serviteurs même de l’église, fabricans d’idoles et d’objets propres au culte païen. Quand la persécution sévissait, quelques-uns seulement restaient fermes, la grande majorité se résignait à une apostasie hypocrite