Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/197

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

synagogue, une idée qui renferme une grande vérité sous sa lettre inacceptable, les absorbe et les exalte. Cette idée, c’est que le monde où vivent ces communautés va finir. Le retour glorieux et redoutable du Christ va surprendre l’immense majorité des hommes dans leurs idolâtries et leurs corruptions, et réjouir seulement la minime fraction qui a le bonheur de le connaître. Le pouvoir impérial est ou indifférent ou abhorré, surtout abhorré, car il persécute les fidèles et maintient l’idolâtrie de son bras de fer. Rome, c’est Babylone la prostituée ; l’antechrist, on le connaît, on prononce tout bas son nom, ou bien on se le communique en caractères hébreux qui forment un chiffre mystérieux. Il était assis naguère sur le trône des césars et s’appelait Néron. Qu’importent désormais les arts, les sciences, le commerce, l’industrie ? Ce qui importe, c’est de se recueillir, de se serrer les uns contre les autres, de mettre à profit le peu de jours que la patience divine accorde encore au monde pour se préparer exclusivement au royaume millénaire qui va venir.

Conçoit-on la ferveur ascétique et militante qu’une telle attente devait inspirer ? Sans doute l’élite de la première église s’élève au-dessus des étroitesses d’un pareil point de vue. Paul, avec autant de bon sens que de piété vraie, renvoie au travail paisible et régulier les exaltés de Thessalonique, qui se croyaient autorisés à vivre sans rien faire aux dépens de la communauté, sous prétexte que d’un jour à l’autre le Seigneur allait revenir. Jacques, avec son esprit tout pratique, tout moral, rappelle à ses lecteurs le caractère éminemment actif et bienfaisant d’une religion pure. L’évangile de Jean, le doux et pieux traité connu sous le nom d’Epître à Diognète, réagissent aussi contre cette exaltation dangereuse et inféconde ; mais la masse chrétienne n’est pas encore accessible à ce christianisme spiritualiste. Elle ne comprend pas Paul et même le maudit. L’évangile de Jean n’apparaît, ou, dans la supposition de l’authenticité de ce livre, ne se répand que fort tard. Sous l’influence excitante des apocalypses, bien autrement populaires, le renoncement à toute joie devient un plaisir ; le contre-pied de tout ce que fait un monde réprouvé paraît naturel : le chrétien s’imagine qu’il se doit à lui-même d’être extraordinaire au dehors comme au dedans. Le célibat volontaire, le jeûne, l’extase, la prophétie délirante, la vision, etc., deviennent de plus en plus, non pas les seules manifestations, mais les plus fréquentes, les plus désirées de la piété chrétienne. Il y a un sens profond dans ce passage des Actes des Apôtres, applicable toutes les fois qu’un esprit nouveau souffle sur le monde, où nous lisons que les témoins de la première effusion du Saint-Esprit sur les disciples s’imaginèrent qu’ils étaient pleins de vin doux,