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moral s’était introduit dans la communauté chrétienne de Rome. Les évêques romains Zéphyrin et Calliste prêtèrent les mains à une foule d’indulgences, et révoltèrent par là les partisans de l’ancienne rigidité. C’est même sur cette politique, plus habile qu’austère, que fut basée l’omnipotence épiscopale aux dépens de l’ancien républicanisme presbytéral. Il est donc naturel d’admettre que Tertullien, témoin très scandalisé de ce relâchement, finit par se séparer d’un épiscopat qui cherchait à le régulariser bien plus qu’à le combattre.

On a prétendu qu’à la fin de sa vie il était rentré dans le sein de l’église catholique. Cette supposition ne s’appuie sur rien. Elle est au contraire démentie par l’irritation croissante dont ses écrits montanistes font preuve, et par l’existence, prolongée jusqu’au Ve siècle, de communautés tertullianistes qui s’obstinèrent longtemps à vivre à côté de la grande église. Il ne paraît pourtant pas que Tertullien ait lui-même organisé ces communautés ; tout porte plutôt à croire que, tant qu’il vécut, le montanisme eut la haute main dans l’église chrétienne d’Afrique, sans faire positivement schisme. Ce fut seulement lorsque le montanisme eut disparu, là comme ailleurs, sous l’action de causes générales et irrésistibles, que les admirateurs de Tertullien purent songer à former des sociétés reproduisant mieux son idéal d’église chrétienne que ne pouvait le faire l’église épiscopale. En tout cas, leur formation est incompatible avec l’idée que Tertullien ait abjuré son montanisme avant de mourir.


II

Ce que nous avons dit jusqu’à présent n’expliquerait pas l’immense réputation ni la haute influence de Tertullien, le plus grand nom, sans contredit, de l’église latine jusqu’à Augustin. Comment un écrivain brouillé finalement avec l’église, et dont la biographie pourrait se résumer en ceci, qu’il mit une fougueuse éloquence au service d’une théologie étroite et d’un rigorisme absurde, aurait-il été l’un des auteurs les plus consultés et les plus appréciés par les pères, celui dont Cyprien se faisait apporter les œuvres, dans les momens où il était embarrassé, en disant à l’un de ses disciples préposé à ses manuscrits : Du magistrum, celui dont encore aujourd’hui les théologiens orthodoxes de toutes les communions cherchent à atténuer autant que possible les erreurs et les défauts, pour ne pas perdre le droit de le citer à l’appui de leurs propres thèses ? Sans doute il faut tenir compte ici de la pénurie en fait de penseurs et d’écrivains qui, pendant les premiers siècles, distingue tristement l’église occidentale comparée à l’église d’Orient ; puis il faut savoir que le crime d’hérésie n’était pas alors aussi clair,