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la société chrétienne dont il est membre est en communion avec quelqu’une de ces illustres églises dont la fondation remonte aux temps apostoliques, et qui, toujours d’accord sur l’objet de la foi, l’ont transmis régulièrement, et par une succession continué, à leurs membres actuels. Ce sera, par exemple ; Antioche ou Éphèse en Orient, Corinthe en Grèce, Rome en Occident. On peut voir par là quelles ténèbres recouvraient dès la fin du IIe siècle les origines réelles de l’église chrétienne. Tertullien n’a pas même souvenance des luttes intestines, des déchiremens profonds de la période apostolique, et ne songé pas un moment que la simple application de sa théorie ecclésiastique à la personne de saint Paul ferait de ce grand apôtre le premier des hérésiarques.

Cet effroi de tout mouvement intellectuel indépendant nous explique pourquoi Tertullien fait partie de ces auteurs chrétiens des premiers siècles qui enveloppèrent la littérature et la philosophie dans la condamnation prononcée sur la religion païenne. On sait qu’au contraire les pères grecs en général, et surtout les docteurs d’Alexandrie, reconnurent que le Verbe divin avait disséminé les germes de l’éternelle vérité chez les poètes et les philosophes, frayant ainsi la voie à l’Évangile par leur intermédiaire chez les Grecs comme chez les Hébreux par le ministère des prophètes. Cette belle et grande idée n’est nullement du goût de Tertullien. Pour lui, la philosophie n’est qu’une misérable singerie de la vérité, comme ces parcelles de vérité religieuse qu’on peut discerner au sein des traditions et des cérémonies païennes. Pour mieux séduire les hommes, le diable a mêlé quelque peu de choses bonnes et vraies dans l’amas d’erreurs et de corruptions dont il a rempli l’esprit humain. Il ne faut pas s’interdire l’étude des lettres païennes, parce que C’est seulement par elles que l’on apprend à bien connaître et à bien combattre l’idolâtrie ; mais voilà tout, et, quant aux philosophes, ils ont fait sciemment ce que la multitude a fait sans le savoir sous l’inspiration du démon. Le philosophe n’est qu’un « animal glorieux, » gloriœ animal, « interpolateur de l’erreur, » c’est-à-dire glissant dans l’amas de faussetés qu’il enseigne quelques bribes de vérités dérobées aux prophètes de l’Ancien Testament. Socrate lui-même, « bien qu’animé d’un certain souffle de vérité, » n’échappe pas à la condamnation générale. Le seul philosophe pour lequel Tertullien se sente une certaine sympathie, c’est Sénèque, Seneca sœpe noster, sans doute à cause de sa rigidité stoïcienne ; mais il ne pardonne pas à Platon sa mielleuse faconde, mella facundiœ. Nous avons vu plus haut quelle joie il se promettait de savourer dans les deux quand il verrait les poètes et les philosophes griller éternellement en compagnie des histrions, des persécuteurs et des juifs incrédules. C’est qu’aussi ces malheureux