Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/177

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

suprême du jugement où tout ce vieux et nouveau monde sera consumé du même feu. Quel spectacle grandiose ! Comme j’admirerai ! comme je rirai ! comme je me réjouirai ! comme je sauterai de joie en voyant tant et de si grands rois, que l’on nous disait reçus dans le ciel, gémir au fond des ténèbres, en compagnie de Jupiter et de leurs témoins ! Et puis ces magistrats, persécuteurs du nom du Seigneur, qui se liquéfieront dans des flammes plus cruelles que celles qu’ils ont infligées aux chrétiens ! Et ces sages, ces philosophes, qui rougiront dans une même fournaise avec leurs disciples, auxquels ils persuadaient que Dieu était indifférent à tout, ou bien que l’âme n’existait pas, ou bien qu’elle ne revenait pas dans un corps terrestre ! Et ces poètes qui palpiteront de peur, non pas devant Rhadamanthe ou Minos, mais devant le tribunal inattendu de Jésus-Christ ! C’est alors surtout qu’il faudra entendre les tragédiens : ils seront bien plus tragiques dans l’expression de leurs propres tourmens ; c’est alors qu’il sera facile d’apprécier l’agilité des histrions se démenant dans les flammes, alors qu’il faudra voir le conducteur de chars tout cramoisi sur la route ardente et contempler les athlètes se débattant, non dans le gymnase, mais dans le feu ! A moins pourtant que je ne me lasse de regarder ces gens-là, et qu’il me plaise mieux de tourner les regards vers un spectacle qui ne puisse pas me fatiguer, celui que m’offriront les assassins du Seigneur. Le voici, leur dirai-je, le voici, le fils de l’ouvrier et de la mercenaire, le destructeur du sabbat et le démoniaque ! Le voici, celui que Judas vous a vendu, que vous avez bâtonné et souffleté, souillé de vos crachats, abreuvé de fiel et de vinaigre ! Voici celui que ses disciples ont enlevé en secret pour que l’on crût à sa résurrection, ou que le jardinier a ôté, de peur que l’affluence des allans et venans ne fît du tort à ses laitues[1] ! Et toi (continue-t-il en revenant à son lecteur), pour voir de pareilles choses, pour goûter de tels plaisirs, de quel préteur ou consul, ou questeur, ou pontife, attends-tu les libéralités ? Et pourtant nous possédons déjà en quelque sorte ces joies futures que notre foi nous permet de nous représenter en esprit. Que seront ces choses que l’œil n’a point vues, que l’oreille n’a point entendues, qui ne sont point montées au cœur de l’homme ? Certes elles seront plus agréables que tous les cirques, tous les amphithéâtres, tous les stades ! »


Après ce ricanement de démon, après ce rêve d’inquisiteur enragé, tout le monde avouera qu’il n’aurait pas fallu mettre à l’épreuve la tolérance d’un homme tel que Tertullien. S’il en avait eu le pouvoir, il aurait eu bien de la peine à ne pas se procurer, en torturant les mal-pensans, un avant-goût des célestes béatitudes. Tout ce qu’on peut dire à sa décharge, et la même observation doit s’appliquer à plusieurs de ceux à qui l’on a pu reprocher de démentir par leur intolérance politique ou religieuse les principes de liberté qu’ils avaient eux-mêmes proclamés, c’est qu’aux époques de grandes révolutions l’homme devient aisément dur pour les autres, comme les autres le sont pour lui. Tertullien vécut dans

  1. Telle était donc l’explication que les Juifs donnaient alors du fait que le tombeau de Jésus fut trouvé vide au matin du troisième jour après la crucifixion.