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et surtout de lui-même, le spectacle de la sainteté chrétienne aux prises avec les persécutions et les séductions du vieux paganisme. Tertullien est, après l’apôtre Paul et avant son compatriote Augustin, dans la grande lignée des penseurs chrétiens pour qui la délivrance du péché et de ses conséquences est l’essence même du bienfait apporté au monde par l’Évangile, et dont par conséquent la théologie tout entière est dominée par ce point de vue où la conscience bourrelée d’angoisses par le aisément plus haut que la froide raison et souvent même que le cœur.

C’était une nature impétueuse et ardente que celle de ce Romain d’Afrique, chez qui l’esprit positif et dominateur de sa race se mêlait au génie sombre et violent qui semble indigène sur la vieille terre punique. Ce ne fut pas le christianisme doux et miséricordieux, celui de la mansuétude infinie et de l’activité joyeuse et confiante, qui l’attira. Ce ne fut pas non plus ce christianisme spéculatif, philosophie non moins que religion, qui avait déjà de son temps son type canonique dans le quatrième évangile et allait avoir sa théologie dans la savante Alexandrie. Ce fut le christianisme de l’austérité surhumaine, de la guerre acharnée au monde et à l’erreur, de la haine inextinguible contre les ennemis du règne de Dieu. Sous ce rapport, Tertullien est un homme de l’Ancien Testament plutôt que du Nouveau. C’est là aussi ce qui fit sa puissance au sein d’une société décrépite, énervée, dont la civilisation, presque uniquement extérieure, ne servait plus qu’à farder le servilisme et la hideuse corruption. Quand on compare les mâles accens de Tertullien au langage froid et compassé qui s’étale chez les rhéteurs et les panégyristes de la même époque, on comprend qu’il faut à l’éloquence non moins qu’à la poésie des indignations sincères. Une âme fortement trempée devait dans ce temps-là facilement devenir chrétienne. L’église rompait seule la monotonie désespérante de la vie qu’on menait sous le régime impérial. Seule elle pouvait attirer les esprits vigoureux, incapables de supporter la servitude continue et de se contenter des jouissances vulgaires de la sensualité. Et puis elle était alors vraiment militante. Elle avait beau se faire pacifique et soumise dans le domaine politique, elle n’en était pas moins une protestation sourde, chaque jour grandissante, contre la société, dont elle ne pouvait faire autrement que de ruiner les maximes, et dont, par sa seule existence, elle condamnait les souillures et les hontes. La grande éloquence, celle qui vit de passions et de convictions généreuses, devait donc être chrétienne, et ce n’est pas faire tort à la sincérité de Tertullien, c’est uniquement démêler un des motifs secrets, ignorés probablement de lui-même, qui le décidèrent à se faire chrétien, que de dire qu’en lui le génie oratoire s’unit aux besoins de la conscience pour lui inspirer le désir d’entrer dans l’église.