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Il alla plus loin encore. Le jour où le sénat fit placer la statue de César à côté de celles des anciens rois, il ne put s’empêcher de faire une allusion cruelle à la façon dont le premier de ces rois avait péri. « Je suis bien aise, dit-il, de voir César si près de Romulus ! » Et cependant il y avait un an à peine que, dans le discours pour Marcellus, il le conjurait, au nom de la patrie, de veiller sur ses jours, et qu’il lui disait avec effusion : « Votre sûreté fait la nôtre ! »

César n’avait donc autour de lui que des mécontens. Les républicains modérés, sur lesquels il comptait pour l’aider dans son œuvre, ne pouvaient pas se résigner à la perte de la république. Les exilés qu’il avait rappelés à Rome, plus humiliés que reconnaissans de sa clémence, n’abjuraient pas leurs ressentimens. Ses propres généraux, qu’il comblait de richesses et d’honneurs, sans pouvoir assouvir leur cupidité, accusaient son ingratitude ou même complotaient sa mort. Le peuple enfin, dont il était l’idole, et qui lui avait si complaisamment accordé toutes ses demandes, le peuple lui-même commençait à s’éloigner de lui ; il n’accueillait plus ses victoires avec les mêmes applaudissemens qu’autrefois, et il semblait avoir peur de l’avoir fait trop grand. Quand on porta sa statue à côté des rois, la foule, qui la vit passer, resta muette, et nous savons que la nouvelle de ce silence inaccoutumé, répandue par les courriers des rois et des peuples alliés dans tous les pays du monde, fit croire partout qu’une révolution était proche. Dans les provinces de l’Orient, où se cachaient les derniers soldats de Pompée, le feu des guerres civiles, plus assoupi qu’éteint, se ranimait à tout moment, et ces alertes perpétuelles, sans amener de dangers sérieux, empêchaient la paix publique de s’affermir. À Rome, on lisait avec fureur les beaux ouvrages où Cicéron célébrait les gloires de la république ; on s’arrachait les pamphlets anonymes, qui n’avaient jamais été plus violens ni plus nombreux. Comme il arrive à la veille des grandes crises, tout le monde était mécontent du présent, inquiet de l’avenir et préparé à l’imprévu. On sait de quelle façon tragique se dénoua cette situation tendue. Le coup de poignard de Brutus n’était pas tout à fait, comme on l’a dit, un accident et un hasard ; ce fut le malaise général des esprits qui amena et qui explique un si terrible dénoûment. Les conjurés n’étaient guère plus de soixante, mais ils avaient Rome entière pour complice[1]. Toutes ces inquiétudes et ces rancunes, ces regrets amers du passé, ces désappointemens d’ambition, ces convoitises trompées, ces haines ouvertes ou secrètes, ces passions mauvaises ou généreuses, dont

  1. « Tous les honnêtes gens, dit Cicéron, autant qu’ils l’ont pu, ont tué César. Les moyens ont manqué aux uns, la résolution aux autres, l’occasion à plusieurs ; la volonté n’a manqué à personne. »