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Quoi qu’on fasse, ces personnages inspirent toujours un grand respect. Le cœur manque lorsqu’on veut les blâmer, et cependant il faut avoir le courage de le faire. Ce n’est pas avec ces exagérations et ces partis-pris de rigueur que la probité, l’honneur, la liberté, toutes les nobles causes enfin, veulent être défendues. Elles ont assez de désavantages par elles-mêmes dans la lutte qu’elles livrent à la corruption et à la licence, sans qu’on les fasse plus déplaisantes encore par une raideur et une sévérité inutiles. Exagérer les scrupules, c’est désarmer la vertu. C’est bien assez qu’elle soit forcée d’être grave ; pourquoi vouloir la rendre rebutante ? Sans rien sacrifier des principes, il est des points sur lesquels elle doit savoir céder aux hommes pour les dominer. Ce qui prouve que ces gens qui se piquent de ne céder jamais ont tort, c’est qu’ils ne sont pas aussi intraitables qu’ils le supposent, et que, malgré leur résistance, ils finissent toujours par faire quelques concessions. Cet austère, ce rigoureux Alceste, il est du monde après tout, et du meilleur. Il vit à la cour, et on le reconnaît bien, je ne dis pas seulement à ses manières et à sa tournure, quoique je me figure l’homme aux rubans verts mis avec goût et élégance, mais à ces atténuations qu’il emploie, à ces faux-fuyans de politesse qui sont des mensonges aussi, et qu’il ne souffrirait pas chez Philinte. Avant d’éclater contre le grand seigneur au sonnet, il prend des formules adroites où la vérité ne se laisse qu’entrevoir.

Est-ce qu’à mon sonnet vous trouvez à redire ?
— Je ne dis pas cela.


Ce je ne dis pas cela, qu’il répète si souvent, qu’est-ce autre chose, à le juger avec la rigueur du misanthrope, qu’une condescendance et une faiblesse coupables ? Rousseau le reproche durement à Alceste, et je ne crois pas qu’Alceste, s’il reste fidèle à ses principes, trouve rien à répondre à Rousseau. Il ne serait pas difficile non plus de montrer dans Caton des démentis de ce genre. Ce rigoureux ennemi de la brigue, qui d’abord ne voulait rien faire pour le succès de ses candidatures, il finit par solliciter : il allait sur le Champ de Mars, comme tout le monde, serrer la main des citoyens et demander leur voix. « Eh quoi ! lui disait ironiquement Cicéron, que ces contradictions mettaient en bonne humeur, est-ce à vous de venir me demander mon suffrage ? N’est-ce pas moi plutôt qui dois remercier un homme de votre mérite qui veut bien braver les fatigues et les périls pour moi ? » Il faisait plus, ce sévère ennemi du mensonge : il avait un de ces esclaves, appelés nomenclateurs, qui savaient le nom et la profession de tous les citoyens de Rome, et il s’en servait, comme les autres, pour faire croire aux pauvres