Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 54.djvu/116

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ils sont déliés et souples, qu’ils savent relever vivement la tête après que la nécessité les a forcés de la plier, ils se soutiennent avec quelque honneur dans la ruine de leur parti. Leur raillerie, si discrète qu’elle soit, est une sorte de protestation contre le silence imposé à tout le monde, et elle empêche au moins qu’après avoir perdu la liberté d’agir on ne perde encore tout à fait celle de parler. L’esprit n’est donc pas une chose aussi futile qu’on affecte de le dire ; il a sa grandeur aussi, et il peut se faire qu’après une grande catastrophe, quand tout est muet, abattu, découragé, il maintienne seul la dignité humaine en grand danger de périr.

Tel fut à peu près le rôle de Cicéron à cette époque, et il faut reconnaître que ce rôle ne manquait pas d’importance. Dans cette grande ville, soumise et muette, lui seul osait parler. Il avait commencé à le faire de bonne heure, et il était encore à Brindes, ignorant si on lui ferait grâce, qu’il effrayait déjà Atticus par la liberté de ses propos. L’impunité le rendit naturellement plus audacieux, et après qu’il fut de retour à Rome il ne prit presque plus d’autre précaution que de rendre ses railleries le plus agréables et le plus spirituelles qu’il le pouvait. César aimait l’esprit, même quand il s’exerçait à ses dépens. Au lieu de se fâcher des bons mots de Cicéron, il en faisait collection, et au plus fort de la guerre d’Espagne il donnait l’ordre à ses correspondans de les lui envoyer. Cicéron, qui le savait, parlait sans-se gêner. Cette liberté, qui était alors si rare, attirait sur lui tous les yeux. Jamais il n’avait été plus entouré. Les amis de César le fréquentaient volontiers pour se donner, à l’exemple de leur chef, un air de libéralité et de tolérance. Comme il était, depuis la mort de Pompée et de Caton, le survivant le plus illustre du parti républicain, les partisans que conservait encore la république s’empressaient autour de lui. On venait donc le voir de tous les côtés, et tous les partis se rencontraient le matin dans son vestibule. « Je reçois en même temps, disait-il, la visite de beaucoup d’honnêtes gens qui sont tristes et celle de nos joyeux vainqueurs. »

Cet empressement avait sans doute de quoi le flatter, et rien ne devait lui faire plus de plaisir que d’avoir repris son importance. Remarquons cependant qu’en redevenant un grand personnage dont on recherchait l’amitié, dont on fréquentait la maison, il manquait déjà à la première partie du programme qu’il s’était tracé ; la part qu’il prit, vers la même époque, au retour des exilés ne tarda pas à lui faire oublier l’autre. Il avait renoncé à se cacher pour répondre aux avances de César ; nous allons voir comment il renonça à se taire pour le remercier de sa clémence.

On a bien raison d’admirer la clémence de César, et les éloges