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rayons ont passé dans l’âme de ses disciples. M. Garnier n’a jamais aspiré à de tels éclats ; en revanche, il montrait dans la chaire une qualité souveraine et exquise, la simplicité, une simplicité nue, mais pleine de grâce et de distinction, qui attirait, retenait, rappelait ceux qui venaient l’écouter. Cette parole, toujours pure et précise, semblait craindre de vous surprendre en touchant l’imagination ; elle se dissimulait en quelque sorte et laissait parler les choses elles-mêmes. Dans la langue philosophique, la simplicité et la clarté paraissaient à M. Garnier une sorte de sincérité.

On n’attend pas que nous donnions ici une analyse du Traité des Facultés de l’âme, ouvrage trop complexe et trop varié dans ses différentes parties pour se prêter à un tel mode d’exposition. Nous aimons mieux y choisir quelques-uns des points essentiels, où il nous semble que M. Garnier a le mieux marqué sa trace et où il a fait faire quelques progrès à la science, ne fût-ce qu’en mettant en question des théories trop facilement accréditées. J’indiquerai, par exemple, la théorie de la perception extérieure, comme une de celles que M. Garnier a le mieux étudiées, et, sans entrer dans le détail de ses observations et de ses analyses, qui ont singulièrement enrichi ce sujet mille fois traité, j’irai au point capital de la théorie.

Il est une théorie qui date de l’école cartésienne, qui s’est transmise à l’école de Locke, puis aux Écossais, et qui, reprise et perfectionnée par M. Royer-Collard, est encore aujourd’hui régnante : c’est la distinction entre les qualités premières et les qualités secondes de la matière. Voici en quoi consiste cette théorie. Il y aurait dans les corps deux sortes de qualités : les unes, que l’on appelle premières, nous sont connues directement et comme distinctes de nous-mêmes ; ce sont l’étendue, la forme, le mouvement, le nombre, la divisibilité, la solidité. Les autres, appelées qualités secondes, telles que le chaud et le froid, la résistance, la couleur, le son, l’odeur et la saveur, ne sont que des modifications de notre âme, qui par elles-mêmes ne nous donneraient pas l’idée d’un monde extérieur. Voici les principales raisons sur lesquelles on s’appuie pour justifier ces distinctions. On dit des qualités premières qu’elles sont essentielles à la matière, car on ne peut concevoir un corps sans étendue et sans solidité, tandis qu’on peut le concevoir sans odeur, sans chaleur et même sans couleur. En outre les qualités premières ne supposent pas les secondes, tandis que celles-ci supposent les premières. Il peut y avoir étendue sans couleur, mais non couleur sans étendue, solidité sans résistance, mais non résistance sans solidité. Enfin les premières sont absolues, elles existeraient encore quand même nous ne serions pas ; les secondes sont relatives, elles supposent l’existence de l’âme qui les perçoit.

Telle est cette théorie, classique depuis Descartes, et qui s’enseigne encore aujourd’hui dans nos écoles. M. Garnier a combattu cette doctrine avec une extrême sagacité, et lorsque M. Vacherot, dans un livre récent et remarquable[1], fait honneur à M. Cournot d’avoir détruit le préjugé des deux classes de qualités dans la matière, nous regrettons qu’il ait oublié que M. Cournot avait été précédé dans cette voie par M. Adolphe Garnier,

  1. Essais de Philosophie critique.