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Le bouddhisme cependant n’ajoutait rien à la notion de Dieu telle que les brahmanes l’avaient conçue ; par conséquent il ne pouvait légitimement introduire des rites nouveaux. Son église et sa forte organisation ecclésiastique ne tendaient pas à l’établissement d’une religion plus parfaite ; le Bouddha n’était considéré ni comme un dieu ni comme une incarnation d’une divinité quelconque. Dans l’Inde brahmanique, on ne pouvait donc regarder cette réforme que comme une tentative révolutionnaire aboutissant à la suppression ou du moins à l’amoindrissement du régime des castes. Par la substitution d’un sacerdoce recruté jusque dans les bas-fonds de la société au sacerdoce héréditaire des brahmanes, qui étaient de purs Aryas, et dont les familles remontaient aux temps védiques de l’invasion, il décapitait le régime des castes et provoquait dans l’Inde une révolution sociale auprès de laquelle nos révolutions d’Occident n’auraient été qu’un jeu. Il arriva donc, comme il arrive malheureusement presque toujours, que la réforme des mœurs fut sacrifiée à la raison d’état : ainsi le brahmanisme survécut, et il dure encore.

On peut donc suivre, en remontant l’ordre des siècles, la marche des idées religieuses et le développement des cultes dans l’Inde brahmanique depuis le temps présent jusqu’à leurs origines. Cette histoire offre la contre-partie des religions sémitiques : le monothéisme de la Genèse, se transmettant de siècle en siècle, n’a subi que des modifications secondaires ; son histoire se réduit en quelque sorte à l’épuration de l’idée d’un dieu individuel, idée qui ne peut ni s’étendre, ni se diversifier, ni rien engendrer hors d’elle-même. Au contraire, une fois née dans l’esprit des Aryas du sud-est, la conception panthéistique d’un dieu universel résidant au sein de l’univers put recevoir dans la pratique des formes variées et engendrer des cultes nouveaux. En effet, l’une des idées fondamentales du panthéisme est celle de l’incarnation : celui qui n’admet pas la possibilité d’une incarnation n’est pas plus panthéiste qu’il n’est chrétien. Dans la théorie indienne, poussée de très bonne heure à ses limites extrêmes, l’unité absolue de l’être a été conçue comme la base de la métaphysique : cet Être absolu n’est ni créateur ni père de l’univers, car ces deux qualités supposent une force active sortant d’elle-même, au-dessus de laquelle il est possible de concevoir encore quelque chose qui n’admet en aucune façon la dualité. Brahme est comme le pivot sur lequel roule toute la métaphysique des brahmanes ; son nom est neutre pour signifier qu’il n’est pas le père des êtres, et indéclinable pour montrer qu’il n’entre dans aucune relation et qu’ainsi il est absolu. Les trois formes qui dans des temps relativement modernes composèrent la trinité indienne (trimûrti), Brahmâ, Vishnu et Çiva, peuvent être regardées comme des personnes divines : on pourrait dire d’elles tout ce