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les verrous, tout absorbée dans un sentiment bien autrement énergique, elle oubliait qu’il avait tenu à bien peu qu’elle ne fût la femme de ce personnage. Ce n’était pas assurément un amour profond, une passion; c’était un éblouissement de jeunesse. Le charme s’évanouit tout à coup un jour où elle vit La Blancherie au Luxembourg avec un plumet au chapeau, — un plumet sur la tête d’un philosophe! — et où elle apprit qu’il avait demandé la main d’une autre jeune fille. Après cela, elle a beau le regarder, elle trouve maintenant que « ses traits ne sont plus les mêmes, n’ont plus la même expression, ou ne peignent plus les mêmes choses. » puissance de l’illusion! elle dit le mot : « Ce n’est plus mon amant! »

C’est alors qu’apparaît à travers cette nuée de prétendans, s’avançant d’un pas grave et lent dans l’intimité de Marie Phlipon, un autre personnage venu d’Amiens avec une lettre de Sophie Cannet qui le présente à son amie comme « un homme éclairé, de mœurs pures, à qui l’on ne peut reprocher que sa grande admiration pour les anciens aux dépens des modernes qu’il déprise, et le faible de trop aimer à parler de lui-même. » C’est Roland de La Platière. Mlle Phlipon vit d’abord en lui un homme grand, maigre, négligé dans sa mise, ayant le teint jaune, le front dégarni de cheveux, des traits réguliers qui donnaient à sa physionomie un air plus respectable que séduisant, des manières simples enfin où s’alliaient la politesse de l’homme bien né et la gravité du philosophe. — Non, décidément, Roland n’eut jamais la flamme au front, et, même à ce moment où il entre dans la vie d’une jeune fille qui doit revêtir son nom d’un éclat de grâce héroïque, il apparaît comme un personnage un peu froid, un peu guindé, avec cette austérité et cette vertu qui semblent avoir été de tout temps sa vocation. Roland était inspecteur des manufactures; il avait vingt ans de plus que Mlle Phlipon, et il mit cinq ans à se déclarer ! C’est Mme Roland qui le dit, ils faisaient quelquefois de l’algèbre ensemble, sans doute pour s’initier aux douceurs de la vie commune. Le père Phlipon fit bien encore ce qu’il put pour évincer ce gendre, dont l’austérité semblait être la censure de ses goûts et de ses dissipations. Marie Phlipon suivit son destin, après s’être retirée un instant au couvent pour se dérober aux ennuis croissans de la maison paternelle. Comment se laissait-elle toucher? C’est que peut-être, ne trouvant pas l’amour, elle se mariait en philosophe. Elle avait pour ce sage, pour cet homme de bien, une estime raisonnée qu’elle croyait suffisante, et elle s’unissait à lui en femme « pénétrée intimement, sans être enivrée,... » envisageant « sa destination d’un œil paisible et attendri. » Elle sentait qu’elle ne serait plus « cet être isolé, gémissant de son inutilité, cherchant à déployer son activité d’une manière qui prévînt les maux de sa sensibilité aigrie. »