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jeune officier se rend chez le maréchal ; mais laissons parler Valfons lui-même, acteur et peintre de cette jolie scène :


« Le maréchal était sur son lit, quoique chaussé, et le verrou mis à sa porte, ce qui lui arrivait souvent quand il causait avec Crémille ; celui-ci vint m’ouvrir, et, me voyant une lettre à la main, me dit : « Est-ce que les ennemis ont fait quelque mouvement ?— Non, c’est une lettre de M. le comte de Clermont. — Tant pis, je m’en vais… — Demeurez, je vous prie. Vous m’aiderez peut-être. » — Il resta près de la porte, qu’il referma. Alors, m’approchant du lit, je dis : « C’est une lettre de M. le comte de Clermont qui souhaite le bonjour à M. le maréchal. — Dis plutôt qu’il voudrait que le diable m’emportât. Est-ce quelque nouvelle des ennemis ? Ont-ils fait un mouvement ? — Non, monsieur le maréchal. » Il prit la lettre, et d’un air de dédain la jeta sur son lit : « Je la lirai toujours trop tôt. — Si monsieur le maréchal voulait me permettre de la décacheter, il pourrait la lire et en serait content. — Non ! oh ! jamais. On a beau être prince du sang, il faut savoir se taire sur son général et respecter le choix du roi. C’est leur maître comme le nôtre. — Monsieur le maréchal, vous êtes trop grand et votre réputation est trop constatée pour écouter les misères et les rapports de quelques méchans esprits. — Mais tu y étais, tu as tout entendu et combattu ; je t’en remercie et t’en aime davantage. — Je n’y ai nul mérite, monsieur le maréchal. C’étaient quelques gaîtés et non des noirceurs. Voilà comment les mauvaises langues traduisent les moindres propos. » J’avais repris la lettre décachetée, et tout de suite : « Monsieur le maréchal veut-il que je la lise ? — Ce sont des mensonges, et ton prince me fait l’effet de s’ennuyer joliment d’être là comme un capitaine partisan : il n’y pas de mal. — Vous me pardonnerez ; il y en a beaucoup à croire ce qui n’est pas. — Eh bien ! lisez, monsieur. »

« La lettre, polie et adroite, lui plut, surtout lorsque je répétais à chaque ligne que tout ce qu’on lui avait dit était faux, que je lui étais bien plus attaché qu’au comte de Clermont et incapable de le tromper. « Soit ! il désavoue ses propos ; je veux bien le croire. — Et une réponse à la lettre ? — Ah ! il n’y en a point. Je ne veux pas être le pédagogue éternel de ton prince et lui dire qu’il a mal fait ; je ne pourrais m’en empêcher. — Si monsieur le maréchal voulait me permettre de lui indiquer un expédient ? — Lequel ? — Monsieur le maréchal fait demain un fourrage au moulin d’Edmeülle, très près du quartier du prince ? — Eh bien ? — Il serait comblé si monsieur le maréchal voulait y dîner. — Non, monsieur, ne m’en parlez pas. Je ne dîne pas chez les gens qui s’égaient à mes dépens ; mais, après le fourrage fait, je passerai par là comme si c’était mon chemin pour revenir ; je lui ferai une visite qui me tiendra lieu d’une réponse embarrassante, car je n’aime point les procès par écrit. »

« Crémille me faisait des signes de satisfaction, n’ayant pas imaginé qu’il me fût possible de gagner tant de terrain en aussi peu de temps. Je quittai le maréchal apaisé en lui disant : « Il y aura toujours chez le prince un bon dîner dont monsieur le maréchal fera l’usage qu’il voudra. »

« Je partis enchanté de ma mission. M. le comte de Clermont m’enferma dans son cabinet, et m’ayant écouté avec un très vif empressement : « Et