Page:Revue des Deux Mondes - 1864 - tome 53.djvu/727

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

l’ennemi votre personne et votre pays, je vous prisse pour femme, si c’était votre plaisir. » Quand la dame l’entendit, elle se prit à rire et dit à Baudoin : « Je vous fus autrefois présentée par le roi de France, mon père ; mais alors le marché ne fut pas parfait, et puisque nous sommes encore nous deux à marier, j’en dirai mon avis dans mon conseil, et en attendant, de ce que vous me dites, je vous remercie, et je remercie aussi le pape, qui s’y est entremis. » La noble dame prit donc conseil des principaux de sa cour, qui dirent qu’il fallait qu’elle épousât Baudoin, qui fut de cette manière empereur de Constantinople et toujours seigneur de ses quatorze comtés ; mais il ne voulut pas rester oisif à Constantinople, et, poussé par l’inquiétude que lui laissait son vieux péché, il partit pour Jérusalem. À peine avait-il passé la mer qu’il apprit la mort de l’impératrice. Il n’était pas au bout de ses malheurs ou de ses expiations : il fut trahi et livré au soudan des Sarrasins par le comte de Blois. Le traître, il est vrai, fut puni. Saladin, qui était le fils du soudan des Sarrasins, et qui commençait déjà dans le monde et dans les romans la grande réputation chevaleresque qu’il acquit en Occident, Saladin dit à son père : « Sire, on ne doit point traiter grandement un traître, car il nous trahirait une autre fois, comme il a fait à son seigneur. » Le soudan livra le traître à son fils, qui lui fit aussitôt couper la tête ; mais il retint en prison le comte de Flandre, qui y resta vingt-cinq ans, et n’en sortit que lorsque Saladin monta sur le trône. Cette délivrance ne changea pas la malheureuse destinée de Baudoin, qui revint dans son pays, ne put pas s’y faire reconnaître, et finit par être pendu à Lille, comme imposteur, par l’ordre de sa fille Jeanne ; c’était une des filles qu’il avait eues du diable.


III.

Avant de raconter avec le roman cette dernière calamité de Baudoin et de la comparer un instant avec l’histoire, nous ne pouvons pas ne point remarquer que Baudoin a eu ce nouveau trait de conformité avec les hommes qui ont vivement saisi l’imagination de leurs contemporains, qu’on n’a point voulu croire à sa mort. Il y a eu de faux Baudoins en Flandre comme il y a eu en Angleterre, à la fin du XVe siècle, de faux enfans d’Édouard IV, et en Russie, en 1773, un faux Pierre III, comme il y a eu en France, dans les vingt-cinq premières années de ce siècle, de faux Louis XVII. Les grands malheurs inspirent volontiers ces croyances singulières. Il faut, il est vrai, dans les malheurs même, quelques circonstances mystérieuses ; ces circonstances se trouvaient dans les aventures de