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pour le charme, le sentiment, l’ardeur et peut-être même le fini, et qui lui sont bien antérieurs. Boccace, qui a imité nos conteurs, est, du moins quant à l’originalité, leur inférieur ; mais Dante reste incomparable, c’est l’Homère du moyen âge.

Ainsi à l’âge primitif où règne la France succède l’Italie, qui, elle-même, va être suivie ou accompagnée des autres nations occidentales. C’est un développement sans solution de continuité, car il faut le considérer, non dans un pays particulier, mais dans cette sorte de pays collectif qui, ayant reçu directement ou indirectement l’héritage de Rome, était régi par une foi commune, une organisation commune, une civilisation commune. En ce pays collectif qu’on nomme aussi parfois l’Occident, l’histoire des lettres forme un tout que, dans l’ignorance des faits essentiels, on a jusqu’ici scindé ou du moins méconnu, avec un grand dommage. On suit mal une évolution isolée quand on ne sait pas que toutes ces évolutions sont solidaires. Cela a déjà été dit pour l’histoire des sciences, où la dépendance est frappante ; mais, dans les lettres, pour être plus cachée, elle n’en est pas moins réelle. À la base de la littérature occidentale est l’ensemble des grandes compositions françaises ; ayant été acceptées par l’Europe, elles formèrent partout un fond qui eut sa part dans le développement de chacune des littératures. Il n’est pas besoin que je rappelle comment dans la suite l’Italie, l’Espagne, l’Angleterre, l’Allemagne, la France, ont agi l’une sur l’autre ; je veux seulement faire apparaître devant l’esprit l’unité essentielle de ces belles littératures de l’Occident.

Si cela est vrai dans l’ordre littéraire, cela ne l’est pas moins dans l’ordre politique, et, s’il n’est pas possible dorénavant d’écrire une bonne histoire des lettres en un pays sans avoir présente à l’esprit cette unité, il n’est pas possible non plus dorénavant d’écrire une bonne histoire politique d’un pays sans avoir présente aussi à l’esprit l’unité morale et matérielle qui constitue la confédération européenne. Dès les premiers temps du moyen âge, l’intérêt de cette confédération prime l’intérêt de l’un des membres. Toute histoire qui n’est pas composée avec cette grande vue pèche essentiellement, car elle ne peut apprécier comment, à chaque période, une politique est bonne, grande, sage, ou mauvaise, basse, insensée. La substitution d’un point de vue général à un point de vue particulier, d’un intérêt général à un intérêt particulier, éclaircit tout et domine tout. Ainsi une même notion supérieure régit et l’histoire politique et l’histoire littéraire des nations occidentales, et ce n’est pas un des moindres fruits de l’étude du moyen âge que d’en trouver là l’origine et les premiers fondemens.


É. LITTRE.